Quelle alimentation demain ? Par Claude Fischler
RETEX de Claude Fischler sociologue, anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de l’alimentation.
Alors, que mangerons-nous demain, avec qui et comment à l’heure du végétarisme, du végétalisme, du véganisme, du flexitarisme, des proscriptions religieuses et des prescriptions médicales… ?
Aurons-nous bientôt dans nos assiettes de la viande de synthèse, de la nourriture 3D, des aliments non périssables, des algues, poudres, pilules ou insectes, voire des régimes personnalisés grâce à l’IA et la « nutrigénomique » ?
L’auteur des livres « L’Homnivore » ou « Les Alimentations particulières : Mangerons-nous encore ensemble demain ? », (Ed Odile Jacob)* nous livre ses réflexions sur l’alimentation de demain et les tendances actuelles qui remettent en cause notre fondement de la socialité : le partage et la commensalité.
Claude Fischler s’interroge notamment sur les mécanismes du changement en matière d’alimentation et sur la modernité alimentaire telle qu’elle se construit et se manifeste aussi bien à travers l’histoire, les religions, la science, les consommations que la cuisine, la diététique et le régime.
Au sommaire :
- Histoire de l’alimentation et le rapport de l’homme à l’aliment.
- Pourquoi les prescriptions de régimes alimentaires ne sont pas suivies.
- L’alimentation à travers le prisme du protestantisme et du catholicisme.
- Qu’est-ce que bien manger selon un Français ? Un temps, un lieu, un rituel… convivial.
- La crise sanitaire modifie-t-elle nos comportements alimentaires (restauration à domicile) ?
- Qui demain, aura accès à la nourriture et quelle durabilité de l’agriculture ?
- Les insectes, alimentation du futur ?
- Soylent, un substitut de repas développé par Rob Rhinehart.
- Quel avenir de la viande végétale, de la viande de synthèse, de produits ultratransformés, de transition protéique ?
- Ferme verticale, ferme urbaine, agriculture urbaine.
Extrait
Claude Fischler : L’individualisation, c’est l’un des grands paris de l’industrie agroalimentaire, et plus que l’individualisation, c’est le portionnement, le grignotage, des choses comme ça, que l’on voit depuis 30 ans. Mais ce qui est fascinant, c’est de voir ce mouvement général de l’industrie sur la personnalisation, c’est-à-dire, l’idée très américaine, notamment des grosses boîtes américaines, qu’il faut que chaque mangeur, chaque individu est exactement la ration, le régime, les produits qui lui conviennent…
D’ailleurs, il y a des [ industriels ] qui se maquent maintenant avec les sociétés de génétique, vous savez, celles qui vous vendent votre profil génétique (nutrigénomique ) comme 23 and me.
On tolère de plus en plus dans notre société que les individus manifestent soit leur préférence, soit leurs manies, soit leurs croyances, soit leurs obligations médicales etc. vis-à-vis de l’alimentation…
Alors que manger et la table, c’est un ensemble social collectif duquel il est très difficile de s’échapper ou de s’évader. Mais maintenant, c’est cela qui se passe.
Alors cela pose des problèmes considérables aux professionnels de la restauration, aux traiteurs. Tout cela est pour eux, un cauchemar ! Quand sur 60 personnes, il y en a une qui ne mange pas de poisson, l’autre qui est allergique à ceci, la troisième qui ne mange pas de gluten, etc.
Et c’est ce qui m’avait donné l’idée de faire un colloque et un bouquin sur la question des régimes particuliers : c’est un dessin du New Yorker qui s’appelait The last thanksgiving et on voyait qu’au milieu de la table, contrairement à la tradition thanksgiving, il n’y avait pas de dinde, il n’y avait rien. Alors voilà pourquoi c’était le dernier thanksgiving (voir dessin)… parce que tout le monde a une raison de ne pas manger de la dinde car on ne s’est pas mis d’accord avant.
Donc, est-ce que nous mangerons encore ensemble demain ? …
Le problème de l’individu, c’est qu’il a maintenant une grande autonomie, une grande latitude en matière de choix alimentaires et qu’il se trouve souvent paumé…
Dans L’Homnivore, ÉD. Odile Jacob paru en 2001, Claude Fischler explore nos passions, mais aussi nos hantises, nos goûts et nos dégoûts face à ce que nous mangeons. Des transformations de la diététique et de la cuisine, grande et petite, ainsi que la montée des régimes et de la minceur, il montre comment la civilisation moderne, l’évolution des modes de vie et l’industrialisation ont transformé notre rapport à l’alimentation et, du même coup, à nous-mêmes.
Dans Les Alimentations particulières : Mangerons-nous encore ensemble demain ?, collectif, Odile Jacob, 2013, il étudie la revendication d’individus de plus en plus nombreux, d’une alimentation particulière pour des raisons diverses : médicales (allergies et intolérances), sanitaires (régimes divers), éthiques, politiques ou spirituelles (végétarismes, prescriptions ou proscriptions religieuses). Une revendication dit-il soudain affirmée qui ne signale-t-elle pas une remise en cause, au nom de l’individu, de ce qui pouvait passer pour un fondement de la socialité : le partage et la commensalité ? La question qui est posée par les alimentations particulières, c’est celle de l’étendue et des limites de l’individualisation dans les sociétés contemporaines. Renoncerons-nous à toute forme de commensalité ou saurons-nous inventer de nouvelles configurations, suffisamment souples, mais suffisamment ritualisées pour donner un sens convivial à l’expérience de la table commune ?
Interview réalisée par Brice GIROD, Directeur des programmes – Agora Managers Groupe.