Décarbonation : état des lieux dans les grandes entreprises
Décryptage du Baromètre de la transformation industrielle KPMG et de l’enquête réalisée en partenariat avec La Fabrique de l’Industrie, avec Olivier Loth, Directeur Management Consulting – Operations – KPMG Advisory et David Lolo, économiste et chargé d’études à la Fabrique de l’industrie.
Remise en contexte de l’étude :
Stratégie nationale bas carbone : Des efforts à poursuivre pour les grandes entreprises
Olivier Loth : Le Baromètre Industriel est une étude menée chaque année par KPMG, sur un thème différent que nous choisissons en fonction du contexte.
Sur la Transition Energétique des Industriels, et ce pour 3 raisons majeures :
- Une pression générale : Un engagement fort de la France à horizon 2030 avec un objectif de réduction des émissions carbone de 55% et la neutralité carbone visée pour 2050, associé à la pression de l’ensemble des acteurs, consommateurs, employés, territoires et institutions
- Un environnement contraint : Le cadre règlementaire qui s’intensifie et s’élargit concernera bientôt les ETI, notamment au travers de l’obligation de déclaration de performance extra-financière dite « CSRD » et de vérification par un organisme tiers indépendant
- Un contexte compliqué : Un approvisionnement et un prix des énergies qui se sont fortement tendus, une croissance économique qui tend à faiblir, et une tonne de CO2 européenne qui à 100 euros depuis mi-février 2023 n’a jamais coûtée aussi cher
L’objectif de cette étude est d’essayer de comprendre comment les grands industriels abordent la marche forcée vers la transition énergétique et donc la mutation de leurs systèmes d’approvisionnement, de production et de distribution dans le but de diminuer leur impact environnemental et leur consommation d’énergie.
Dans ce cadre, il nous est paru opportun de réaliser une étude, en partenariat avec La Fabrique de l’Industrie.
Présentation du partenaire et de la méthodologie / panel :
David Lolo : La Fabrique de l’industrie est une plateforme de réflexion consacrée à l’étude de l’industrie française et de ses dynamiques et enjeux. Concrètement, nous produisons des études économiques sur des problématiques diverses de l’industrie, sur les réalités territoriales, sur les défis de la réindustrialisation, sur les évolutions technologiques et, de plus en plus, sur la transition énergétique.
Pour aborder la transition énergétique des grandes entreprises avec KPMG, nous avons mené une enquête de terrain auprès des adhérents de France Industrie et de l’Institut de l’entreprise. Nous avons fait la focale sur les entreprises de grande taille car nous sommes partis du constat qu’elles concentrent l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre, en particulier dans l’industrie où les 50 premiers sites représentent à eux seuls plus de la moitié des émissions du secteur.
Au total, dans notre enquête, nous sommes arrivés à un échantillon de 38 grandes entreprises françaises. Les trois quarts sont des entreprises de l’industrie et réalisent un chiffre d’affaires de plus de 1 Md€. Nous les avons interrogées sur leur rythme de décarbonation, sur les actions qu’elles mettent en place pour se décarboner et enfin sur les freins qu’elles ressentent sur le terrain.
Partie I – Etat des lieux général
Où en sont les grandes entreprises ?
Olivier Loth : On peut tout d’abord tirer 3 enseignements majeurs de l’enquête :
- 100% des répondants à notre enquête ont déclaré disposer d’un plan de transition énergétique et parfois même d’une gouvernance dédiée à ce plan, démontrant que la transition énergétique figure bien au cœur des enjeux des grandes entreprises industrielles, quels que soient leur secteur d’activité, leur chiffre d’affaires ou encore leurs effectifs.
- Et, reflet de l’importance du sujet pour ces entreprises, ces plans se trouvent portés, près de 2 fois sur 3, par les Directions Générales. Les Directions RSE apparaissent comme les seconds porteurs de cette ambition, mais loin derrière avec seulement 18%.
- Bien souvent, le plan de transition énergétique ne constitue qu’un volet d’une stratégie de développement durable ou d’engagement éco-sociétal plus large avec l’objectif d’agir, aussi sur l’inclusion, le business éthique ou les achats responsables.
- Les plans de transitions énergétiques recouvrent principalement 3 enjeux majeurs :
- La réduction de l’empreinte carbone,
- La réduction des consommations d’énergies,
- La réduction des coûts d’achat des énergies.
Parmi ces enjeux, la réduction de l’empreinte carbone, en étant déclarée 7 fois sur 10 comme l’objectif n°1, se situe au cœur du plan de transition énergétique de l’entreprise.
Doit-on se réjouir ?
David Lolo : Alors effectivement, ces premiers résultats sont encourageants, nous voyons que la transition énergétique est bien à l’agenda des grands groupes français. Je rajouterai même que d’après notre enquête, 72% des entreprises interrogées se disent à ce jour en phase voire en avance par rapport à leur plan de transition, ce qui est un autre signal positif.
Mais en confrontant ces premiers résultats aux objectifs nationaux, le bilan est plus nuancé. Nous avons noté un certain décalage entre le rythme de décarbonation des grandes entreprises et le rythme ambitionné par la stratégie nationale bas carbone. Dans le secteur de l’industrie, les entreprises sont enjointes à réduire de moitié leurs émissions à l’horizon 2030 par rapport aux niveaux de 2015 d’après la feuille de route nationale. Et notre enquête montre que seules 39% des grandes entreprises industrielles de notre panel sont calées sur cet agenda. On voit donc que les entreprises industrielles n’ont pas toutes internalisé les objectifs de la stratégie nationale bas carbone. Cela pose là deux questions, qui sont complémentaires en réalité : la première, est-ce que les grandes entreprises ont bien pris la mesure des efforts à mettre en place, et la deuxième, à l’inverse, est-ce que la feuille de route finalement n’est pas finalement trop ambitieuse, sachant par ailleurs que l’industrie est déjà le secteur qui s’est décarboné le plus fortement ces trente dernières années.
Partie II – Les leviers
Quel est le principal levier invoqué ?
Olivier Loth : Les industriels envisagent d’abord de réduire leur empreinte carbone par une plus grande sobriété énergétique de l’ordre de 15 à 20%+ de baisse de leur consommation énergétique à horizon 3/5 ans. L’atteinte de ces objectifs reposant sur des leviers opérationnels ainsi que des leviers structurels. + crise énergétique
Comme en témoigne l’étude, les leviers opérationnels sont déjà pour beaucoup mis en œuvre du fait de leur accessibilité en termes de délais et de coûts comme l’isolation des réseaux d’énergie ou la révision des modèles opératoires de fabrication.
Concernant les leviers structurels envisagés, ils apparaissent, sans surprise toutefois, moins engagés à date, car plus consommateurs de CAPEX et plus complexes à mettre en place. On y trouve notamment le recours à des technologies et des machines moins énergivores qui constitue un moyen utilisé depuis de nombreuses années par les entreprises.
Est-ce suffisant ?
David Lolo : Nous voyons bien que les leviers de sobriété et d’efficacité énergétique remportent le plus de suffrages, mais chercher les économies d’énergie tout azimuts sans engager de changement plus structurel par ailleurs, malheureusement ça ne sera pas suffisant pour atteindre les objectifs intermédiaires à l’horizon 2030 ni la neutralité carbone en 2050. Il faut donc voir ce qui se fait ailleurs par les entreprises, sur des axes plus structurels.
Nous constatons grâce à l’enquête que le mouvement de sortie des énergies fossiles se poursuit au sein des grandes entreprises, en particulier par le biais de l’électrification. 60% des entreprises nous disent investir dans l’électrification de leurs machines et procédés ; c’est une bonne nouvelle pour l’environnement puisqu’on bénéficie en France d’une électricité largement décarbonée, ce qui n’est pas forcément le cas ailleurs en Europe.
Ensuite, il y a des efforts et des initiatives en cours pour abattre les émissions de procédé, ce sont les fameuses émissions non-énergétiques qui émanent des procédés industriels eux-mêmes. Dans l’acier et le ciment, qui sont des secteurs fortement concernés par ce chantier, nous voyons des initiatives pour fabriquer de l’acier bas carbone et du ciment bas carbone, avec moins de charbon comme matière première, mais nous sommes plutôt sur un horizon de moyen terme.
Enfin, il faut noter que certains axes qui sont pourtant prometteurs d’un point de vue environnemental sont encore nettement secondaires au sein des grandes entreprises. C’est le cas de l’hydrogène vert et des technologies de captage et de valorisation du CO2, qui sont deux leviers mobilisés par seulement 40 % des entreprises industrielles du panel. Ce qui semble trahir la présence de freins dans le parcours.
Partie III – Les freins
Quel est le principal frein ?
Olivier Loth : Attention toutefois, ce bon avancement global de leur plan de transition énergétique ne signifie pas pour autant que les industriels ne rencontrent pas de freins à son exécution, le principal en étant la lourdeur des moyens à engager qui revêt trois aspects (59% des entreprises interrogées) : des montants de dépenses très élevés, un retour sur investissement en dehors des standards habituels (est-ce que la demande va suivre ?) et une durée des projets trop longue.
+ technologies pas matures (CCS, métallurgie) : ça figure parmi les principaux freins identifiés dans l’enquête
Cet aspect coût est cependant à mettre en regard de l’ensemble des aides mises à disposition des entreprises par l’Etat français et l’Europe dans le cadre de plans ambitieux avec des enveloppes s’élevant au total à plusieurs dizaines de milliards (France 2030 : 5 Mds€ de subventions sur 5 ans pour la décarbonation de l’industrie) : soutenir les entreprises dans le financement de la transition et assumer une partie du risque financier + soutenir l’arrivée à maturité des technologies, comme par exemple la stratégie d’accélération de l’Etat en matière de CCS.
Autres freins ?
David Lolo : Le prix et la disponibilité des énergies décarbonées est le deuxième frein de la décarbonation selon les entreprises. C’est intéressant car nous voyons que la crise énergétique actuelle a un effet ambivalent sur la décarbonation, d’une part elle incite les entreprises à adopter des comportements de sobriété comme on l’a vu plus tôt, mais dans le même temps, elle alourdit la facture des entreprises.
Plus précisément, il y a un vrai sujet autour de l’électricité. Les entreprises, notamment industrielles, ont fait face à une forte augmentation des prix de l’électricité en 2022 et 2023, ce qui freine leur électrification, alors même que ce chantier est au cœur de la décarbonation. Ça vient également se répercuter sur le prix de l’hydrogène, qui, on le sait, va devenir un déterminant d’attractivité crucial dans les prochaines années, notamment vis-à-vis des Etats-Unis. Et côté volume, les entreprises émettent des craintes sur la disponibilité de l’électricité et des énergies renouvelables comme la biomasse et l’hydrogène vert, ce qui pose la question là aussi du soutien de l’Etat pour accélérer leur déploiement sur le territoire.
Si je devais résumer brièvement, je dirais que les entreprises s’inscrivent encore dans un trend historique de décarbonation, en mobilisant des axes historiques et éprouvés. Mais il ne faut pas leur jeter la pierre car l’accélération de la décarbonation telle qu’elle est prévue dans la stratégie nationale est un défi structurel pour elles.
Partie IV – Les émissions indirectes
Au-delà du Scope 1, que se passe-t-il ?
David Lolo : Jusqu’à ici, nous avons discuté des émissions directes des entreprises, celles sur lesquelles se concentrent la réglementation environnementale et les trajectoires de la stratégie nationale bas carbone. Mais il faut rappeler que l’essentiel des émissions des entreprises se joue en général sur la chaîne de valeur, c’est-à-dire par les fournisseurs de matières premières et d’intrants, les partenaires de logistique et de transport, les distributeurs. Et donc les entreprises doivent sortir de leur périmètre pour réduire leur empreinte carbone au sens transversal.
A ce jour, ce chantier est clairement le parent pauvre de la décarbonation. Et pour cause, c’est un chantier qui est très complexe, comme on le confirme l’enquête, avec d’un côté une difficulté à chiffrer les émissions indirectes et une difficulté à inciter les entreprises tierces, notamment étrangères, à se décarboner elles-mêmes.
Et pourtant, les entreprises sont de plus en plus incitées à s’en saisir, par la réglementation qui intègre de plus en plus le scope 3 dans le périmètre des bilans carbone, mais aussi par les clients, qui cherchent à réduire eux-mêmes leur empreinte carbone. Mais alors, comment les entreprises font-elles pour réduire ces émissions ? On a posé la question aux entreprises du panel.
La réponse est que la prudence est là aussi de mise. Pour réduire leurs émissions amont, elles privilégient la collaboration avec leurs fournisseurs (72 %), voire pour une partie d’entre elles, la révision de la stratégie d’approvisionnement (48%). Mais elles sont peu nombreuses à relocaliser leurs activités (17 %). Pour réduire leurs émissions aval, elles renforcent leurs initiatives dans l’économie circulaire en développant la seconde vie de leurs produits (59 %), mais elles sont peu nombreuses à revoir leur réseau de distribution (10 %).
Pour rappel le Scope correspond aux émissions de GES directement émis par les entreprises lors de leur processus de production. Pour les industriels, le Scope 1 présente deux avantages : en premier, il est bien souvent le gisement majeur de réduction de leur empreinte carbone et, en second, ils ont la « main dessus ». Pour les émissions indirectes que l’on retrouve notamment dans le Scope 3, couvrant les fournisseurs, la distribution des produits et leur fin de vie, cela apparait bien moins évident.
Il est clair que l’accessibilité du Scope 3 par les industriels et plus précisément leur capacité à faire activer des leviers de progrès par les tiers impliqués sont bien plus réduites. Malgré leur taille importante, ces grandes entreprises ne disposent pas forcément du poids suffisant pour faire évoluer ces tiers dont les intérêts et les obligations environnementales, à court terme, divergent de ceux de leurs clients. A titre d’exemple, certains fournisseurs ne voient pas, à date, l’intérêt pour eux d’abandonner, les emballages plastiques qu’ils utilisent au profit de packaging éco-responsables, ou de passer à l’utilisation de peintures neutres pour l’environnement.
Conclusion
Olivier Loth : Finalement, les industriels ont-ils la possibilité de ne pas s’inscrire dans la transition énergétique ?
Je dirai que quelle que soit la motivation principale des industriels à mener une transition énergétique, réelle conviction, peur d’atteinte à leur notoriété, risque de ne plus pouvoir accéder aux financements, … l’essentiel réside dans le fait qu’elles ont engagé un processus de transformation avec la mise en place d’actions leur permettant de tenir leurs engagements en termes de neutralité carbone, et ce malgré les freins nombreux que nous avons vus.
Mais, finalement, ces industriels ont-ils le choix et peuvent-ils adopter une stratégie d’immobilisme ? Pas vraiment, aux vues de la pression de l’ensemble des acteurs (citoyens, employés, territoires et institutions) mais aussi du cadre règlementaire notamment au travers de l’obligation de déclaration de performance extra-financière dite « CSRD ».
Les objectifs que la France s’est fixée en matière d’empreinte carbone reposent pour beaucoup sur les industriels, mais cela ne pourra pas se faire sans un déploiement massif des énergies vertes (solaire, biomasse, géothermie, …), sans un développement fort de l’économie circulaire et surtout sans un changement de comportement de tous les acteurs, d’autant plus si l’on veut relever le second grand défi de notre économie celui de la réindustrialisation du territoire, élément également contributif de la réduction de l’empreinte carbone.