Nouveaux modes de management : qu’est-ce à dire ?
Retex de Thibaud BRIERE, philosophe d’entreprise, ancien haut cadre dans le public comme dans le privé, devenu lanceur d’alerte dans le management dans l’entreprise avec son livre, Toxic Management*.
Il y décrit l’inquiétante dérive de la nouvelle pensée managériale et exerce un regard critique sur l’ensemble de l’organisation pour repérer les incohérences avec leur théorie managériale. Au passage, il repense la notion de leadership ou s’inquiète de l’IA, nouveau substitut du dirigeant et du DRH.
Spécialiste dans la mise en œuvre des nouvelles formes d’organisation du travail (télétravail, entreprise « libérée » ou apprenante, sociocratie, équipes autonomes, auto-organisation, intraprenariat, codéveloppement), Thibaud Brière est titulaire d’un DEA de philosophie, diplômé d’HEC et lauréat de l’Académie des sciences morales et politiques.
Nous ne pouvons plus nous contenter de regarder passer les trains en attendant que les entreprises apportent d’elles-mêmes des correctifs aux dérives (écologiques, sexuelles, fiscales, managériales…) qu’elles abritent, puisqu’elles sont à la fois juges et parties… *
Julie Guénard : Pourriez-vous revenir sur votre parcours et nous présenter votre livre « Toxic management »* ?
Thibaud Brière : J’ai commencé par des études de philosophie. Je suis parisien et j’ai 45 ans. J’ai été en thèse de philosophie pendant quatre ans : une thèse de métaphysique sur les rapports entre l’amour et la philosophie.
En parallèle de cela, j’ai fait une école de commerce, HEC. Et ensuite, j’ai commencé à rentrer dans des postes opérationnels à la FNAC, pendant plusieurs années. Puis je suis devenu directeur de cabinet, également pendant quelques années, d’une communauté d’agglomération dans l’Essonne.
Et ensuite, j’ai créé un cabinet d’analyse et de valorisation des philosophies d’entreprises parce que la notion émergeait et j’ai essayé de conjuguer les deux domaines dans lesquels je suis le moins mauvais que dans d’autres, à savoir, le management et la philosophie.
C’était un cabinet qui proposait des formations et des cycles de conférences. L’objet était de renforcer, de dynamiser, les philosophies d’entreprises et de donner du sens en interne comme en externe. Ensuite, je suis rentré chez l’un de mes clients, le groupe Hervé, un groupe de 3300 salariés spécialisé dans le BTP, avec un pôle numérique et un pôle industrie. J’avais une fonction de bras droit de dirigeants, avec la particularité de mes compétences en philosophie.
J’ai donc occupé la fonction de philosophe d’entreprise pendant sept ans.
Et aujourd’hui, depuis quatre ans, je mène, en indépendant, des missions de conseil en management et en organisation.
Le sujet principal de mon livre, ce sont les nouvelles formes de management que je vois émerger. C’est une sorte de cri d’alarme face aux lourdes évolutions que je constate et qui me paraissent inquiétantes.
Je me suis servi de mes différentes expériences professionnelles pour alerter sur un certain nombre de sujets. La raison pour laquelle je parle de management toxique, c’est que je me suis attaché avant tout à traiter ce qui, aujourd’hui, est présenté comme faisant partie des solutions, comme la bienveillance, la transparence, la positivité.
Tous ces éléments très sains et très bons par eux-mêmes, lorsqu’ils sont mis en œuvre d’une certaine manière peuvent devenir toxiques. C’est la raison pour laquelle on peut parler de management toxique, de transparence toxique, de positivité toxique et de bienveillance toxique ;
David Verdier : Y-a-t-il un comportement toxique que vous pouvez mettre en avant en termes managérial ?
Thibaud Brière : Un comportement toxique, partagé peut-être par certaines entreprises, est par exemple, la question de la participation.
Faire le management participatif, c’est quelque chose de très répandu et c’est bien car je soutiens beaucoup le management participatif.
En revanche, il peut y avoir un usage qui peut être douteux : par exemple, lorsque la participation devient obligatoire en réunion, de telle sorte que ce n’est plus spontané. Chacun va parler parce qu’il sait que cela fait partie du jeu mais n’a pas forcément quelque chose à dire.
Et surtout, cela devient toxique à partir au moment où le manager va se servir de ce qu’ont dit les salariés. Tout est noté au compte-rendu et le jour où l’on veut se séparer d’un collaborateur, tout est déjà écrit. Il n’y a plus qu’à reprendre les derniers comptes-rendus de réunion et le dossier pour insuffisance professionnelle est déjà tout constitué.
D.V : Par rapport aux constats que vous avez posés, comment conduit-on le travail d’un philosophe en entreprise ?
Thibaud Brière : Le travail d’un philosophe en entreprise est triple.
Premièrement, il consiste à essayer de dégager la philosophie de l’entreprise, la mettre en mot et la conceptualiser. Quand je suis arrivé dans le groupe industriel dans lequel j’ai travaillé pendant 7 ans, j’ai commencé par coécrire un livre avec le fondateur qui mettait en mot cette philosophie.
Par philosophie on entend, à la fois quelle est la conception de l’homme que se fait cette entreprise, la conception des relations sociales, sa vision du monde. Éventuellement, cela peut être son esthétique, à la manière dont les locaux sont aménagés. Toutes les différentes dimensions de la philosophie métaphysique, philosophie politique, philosophie morale se retrouvent dans cette communauté humaine qui est une entreprise. C’est le premier travail.
Deuxième temps, critiquer l’entreprise. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, j’ai été embauché pour critiquer l’entreprise dans laquelle j’ai travaillé, pour réduire les écarts entre la théorie et la pratique. À ce titre, je dirigeais l’organisme de formation interne parce que c’est principalement par le biais de formations que l’on aide à donner du sens. J’enseignais la philosophie que j’avais dégagée de cette entreprise en donnant des éléments de langage pour communiquer à l’extérieur.
Dernier temps, au sein des réunions du directoire, accompagner les membres du directoire pour leur dire les choses en face, une sorte de rôle de fou du roi où il y a une personne qui peut s’autoriser à dire les choses que les autres ne s’autorisent pas à dire.
J.G : Comment faire, en tant que philosophe, pour dire la vérité ?
Thibaud Brière : On fait de son mieux. L’avantage, c’est d’avoir une mission, c’est-à-dire qu’on est officiellement investi de la responsabilité de la dire et donc, normalement, on a un périmètre relativement sécurisé.
On l’a dit de manière mesurée lorsque l’on n’est pas en petit comité ou en comité de direction. On essaye de dire des choses en mettant beaucoup les formes, en trempant sa plume dans du miel. Lorsqu’en revanche, on se retrouve face à des dirigeants, on s’autorise à être plus franc, à faire preuve de ce qu’en philosophie on appelle la parrhèsia, c’est à dire le devoir de vérité et à dire les choses crûment.
D.V : Avec l’arrivée de la RSE, de nouvelles responsabilités éthiques et morales pèsent sur les décideurs. Que pensez-vous de cette montée en puissance de la RSE et de ses valeurs ?
Thibaud Brière : Je trouve très bien naturellement, que les grandes entreprises, à la mesure de leurs grandes responsabilités, investissent ces sujets.
Ce dont je parle dans mon livre, c’est que je vois une dérive à cela. D’une part, un militantisme d’entreprise de plus en plus explicite et assumé, là où auparavant, vous pouviez arriver dans une entreprise et penser ce que vous vouliez par ailleurs ; on vous demandait juste d’avoir un comportement corporate. Aujourd’hui, on cherche à avoir des salariés alignés, des gens qui adhèrent personnellement.
Le risque avec la RSE, c’est qu’il y ait une confusion entre le for interne et le for externe. On recherche de plus en plus à avoir des croyants en entreprise. Il me semble que l’on doit faire attention parce que l’on touche aux convictions personnelles. On voit que la dérive est très facile parce que l’on se raconte, depuis des années, que pour transformer des comportements professionnels, ces comportements étant ancrés dans des croyances, du coup il faut changer les croyances.
Je pose la question : est-ce vraiment le rôle de l’entreprise que de changer les croyances individuelles ?
J.G : Vous parlez de fabrique du consentement. Comment fait-on pour accorder les valeurs de l’entreprise avec celles des collaborateurs ?
Thibaud Brière : Premièrement, on le fait déjà à travers tout un processus d’acculturation : l’étape de onboarding. Ensuite évidemment, via toutes les formations au management et au savoir-être qui sont l’occasion de diffuser ces valeurs, de répéter les messages etc…
C’est une manière de faire comprendre et de convaincre les personnes que les valeurs de l’entreprise sont meilleures ou plus pertinentes qu’éventuellement des valeurs ou des croyances personnelles.
Deuxièmement, quelque chose de très en vogue aujourd’hui, on passe par les pairs, on cherche à profiter de phénomènes d’entraînement et donc on va nommer des ambassadeurs pour être des relais dans les différentes entités. On va aider des salariés de la base pour qu’il puisse parler à des pairs, poster spontanément mais d’une spontanéité aidée, des messages dans l’intranet, dans les forums de discussions internes, de manière à créer une sorte d’engouement pour telle ou telle initiative, telle ou telle idée en interne.
On va marketer certains projets, certaines idées et on va rendre certains choix plus faciles et d’autres choix plus compliqués. Ce que l’on appelle agir sur l’architecture des choix. Et puis aujourd’hui, il y a beaucoup de nudges. C’est la raison pour laquelle tant de grandes entreprises investissent dans les neurosciences pour, en exploitant mieux les biais cognitifs des individus, agir, pour le bien naturellement, sur les choix individuels.
D.V : Pensez-vous que nous puissions vivre sans un dirigeant au sein d’une entreprise ?
Thibaud Brière : On peut essayer…. Ceux qui ont essayé ont eu des problèmes. L’entreprise dans laquelle je travaillais était l’une des principales représentantes en France de ce qu’on a appelé les entreprises dites libérées. Pour gagner en agilité et pour essayer d’avancer vers une forme de démocratie en entreprise, on essayait de réduire complètement les strates managériales, de supprimer le plus possible les fonctions supports .
Alors le problème, que j’ai constaté et relaté dans « Toxic management », c’est que cela donne lieu à beaucoup d’effets pervers. Le principal, c’est que lorsque vous supprimez le chef officiel, les chefs naturels ré-émergent. La fonction de chef, finalement, est toujours là, qu’elle soit assumée, explicite ou qu’elle soit implicite, confuse. C’est d’autant plus toxique lorsque ce n’est pas clair.
Donc oui, je crois qu’il faut un chef et la vraie question est : quel type de chef ? On peut très bien promouvoir naturellement, en interne, un dirigeant du management, un servant leadership, comme on dit aujourd’hui. C’est naturellement ce vers quoi il faut avancer.
J.G : Est-ce que, finalement, on assiste à une dérive managériale globale ?
Thibaud Brière : Il y a certains thèmes moi qui m’inquiète personnellement, et que je vois arriver dans des entreprises. Par exemple, ce sont des analogies de plus en plus fortes avec le monde du vivant. Pourquoi pas, mais la conception typiquement d’entreprises organiques, le retour de cette forme d’organicisme, rappelle de mauvais souvenirs à ceux qui ont connu le 20e siècle. Cette valorisation sans plus de précision de la figure du leader, un leader qui serait inspirant, qui doit être enthousiasmant, qui est à la fois maître de vie et en même temps votre supérieur hiérarchique sont des tendances à surveiller.
Je vois des phénomènes de fond qui arrivent et l’une des fonctions de mon livre est d’essayer de dire qu’il y a des bonnes choses dans la promotion du leadership, dans le management participatif et dans la transparence. Mais attention à ne pas aller trop loin, par exemple vers de la transparence radicale où les réunions des salariés sont filmées, les conversations privées enregistrées, etc… Cela arrive déjà dans des grandes entreprises américaines que je cite dans le livre. C’est un cri d’alarme.
D.V : Quelle est votre vision de l’entreprise de demain, sachant que dans votre livre, vous parlez d’entreprise algorithmique ?
Thibaud Brière : Je parle de l’entreprise algorithmique dans les deux derniers chapitres du livre parce que c’est ce que j’observé dans l’entreprise dont je parle dans « Toxic management ». C’est également ce que l’on peut lire dans la presse ou dans des livres publiés par des dirigeants d’entreprises, notamment Ray Dalio, qui est le patron fondateur du principal fonds de pension américain, enfin fonds spéculatifs, qui a plus de 60 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Chez Bridgewater Associates, l’entreprise de Ray Dalio, toutes les réunions sont filmées, les conversations des salariés sont enregistrées, au nom de la transparence. C’est ce que l’on appelle la transparence radicale.
Les données sont collectées, livrées à des algorithmes, livrées à des intelligences artificielles dont la fonction ensuite n’est plus simplement de faire des choix d’allocations d’actifs mais de savoir qui promouvoir ou pas dans l’entreprise.
Donc l’IA comme substitut au DRH, c’est l’une des questions effectivement que je me pose à la fin de ce livre parce que c’est ce qui arrive. Lui-même avait annoncé son intention de se faire remplacer en tant que PDG de la boîte à la fin 2022 puisque lui, en tant qu’humain, a des biais cognitifs, a des choix préférentiels conscients ou inconscients tandis qu’une IA serait censée faire des choix purement rationnels, se basant sur les signaux faibles qu’elle aura détecté des individus en réunion. L’IA est censée déterminer qui est bien aligné avec la philosophie d’entreprise et qui promouvoir.
C’est une société utopique, peut-être dystopique, dans laquelle il est possible que nous puissions rentrer.
* Toxic Management (Edition Robert Laffont)

Pour aller plus loin, les thèmes traités dans Toxic Management :
Sujet 1
La transparence toxique (Mise à nu des salariés et IA)
Sujet 2
La fabrique du consentement
Sujet 3
La manipulation des consciences
Sujet 4
L’emprise en entreprise
Sujet 5
La religion corporate
Sujet 6
Le nouveau militantisme politique des entreprises
Sujet 7
Vous avez dit « toxique » ?
Sujet 8
Des organisations qui rendent fou
Sujet 9
Tous malléables, tous manipulables, vraiment ?
Sujet 10
La renonciation à la raison
Sujet 11
L’harmonie par les algorithmes