De l’incertitude à la crise : Comment s’adapter à un monde complexe et ambigu ?
Chez Mountain Path, ils utilisent la montagne comme source d’inspiration et d’expérimentation pour faire émerger les qualités de leadership individuel et collectif nécessaires à la gestion des crises dans l’entreprise.
Rencontre avec Blaise Agresti, son cofondateur et président.
Avant de lancer Mountain Path, une école de « management d’altitude », Blaise Agresti a été 20 ans en charge de diverses unités opérationnelles, notamment le peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM) et le centre national de formation des secouristes (CNISAG). Il a également été chef d’opérations lors de différentes catastrophes d’ampleur et a conduit diverses coopérations dans le domaine de la formation (Inde, Chine, Népal, Afghanistan…)
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Julie Guénard : Qu’est-ce qui vous a amené à être à la fois colonel de gendarmerie, guide de haute montagne puis créer Mountain Path?
Blaise Agresti : J’avais des parents qui étaient montagnards, un père qui était guide de haute montagne, donc déjà, je n’ai pas totalement choisi le parcours. En revanche, je n’avais pas forcément envie de devenir guide pour être guide, emmener simplement des gens en montagne. J’ai fait un peu de scoutisme et j’avais envie de rendre service, d’être un bon samaritain. D’où la carrière militaire, Saint-Cyr, l’idée de rejoindre une unité de secours en montagne. C’était vraiment une vocation très forte, un rêve de gosse pour être honnête et participer à des missions de sauvetage en haute montagne.
Donc j’ai eu la chance de pouvoir le réaliser et cette expérience-là, je me suis rendu compte qu’elle portait une intensité extraordinaire à des choses essentielles. C’est-à-dire que ce métier-là, en fait, on est obligé de se concentrer sur des points qui sont importants.
Et ce sont exactement les mêmes qui permettent à une entreprise, à une organisation, de réaliser des choses dans un environnement incertain. Petit à petit, ce métier de guide, de secouriste , j’en ai fait une matière, un livre* (Guider en premier de cordée), et depuis sept ans, j’accompagne des dirigeants, des Comex, des codirs, des équipes de management.
On fait par exemple l’intégration de l’ensemble de la promotion d’HEC, non pas à Jouy-en-Josas, mais dans la vallée de Chamonix. On l’embarque à pied, sac sur le dos. Et la question, c’est le sens et l’engagement. Donc c’est un sujet aussi qui est à mon avis très en lien avec notre thème.
On bâtit ce qu’on appelle des learning expéditions avec des promotions de managers, des comités de direction, des comités exécutifs, de la gouvernance, des family offices. On a vraiment des formats extrêmement variés et cela part toujours de la même chose : d’abord, on s’immerge dans le milieu de la montagne, on en tire un certain nombre d’enseignement, puis on approfondit et on essaie de transférer tout ça dans la vie de l’entreprise.
On retrouve votre école sur la plateforme Mountain Path, si jamais on est intéressé.
Blaise Agresti : Effectivement, tout ce travail-là, on le fait dans le cadre de la structure Mountain Path qui a une équipe de six salariés. On bâtit ces learning expéditions, on fait de l’accompagnement. C’est ce que l’on fait toute l’année.
Est-ce que l’on dirige différemment une unité de gendarmerie et une unité spécialisée en montagne ?
Blaise Agresti : Alors oui, c’est pour cela qu’il y a un grand parallèle avec l’entreprise, parce qu’en fait la vision un peu hiérarchique du leadership, ce n’est pas du tout la pratique des unités spécialisées. Le leadership, il est totalement renversé. Le chef, il est au service de ses coéquipiers. On ne va pas appeler ça des collaborateurs. Ce sont des coéquipiers. Ce sont des camarades avec qui on travaille, mais on n’est pas sur un phénomène de décision vertical.
Nous sommes sur une inversion de la pyramide. Le chef est là pour créer une bulle propice à l’action des collaborateurs. Et sa responsabilité, c’est de sécuriser cette bulle de toutes les pressions extérieures. Et son deuxième rôle, c’est la modération. Il est garant de la sécurité. Il n’a pas le droit de pousser ses équipes à prendre plus de risques.
Il est plutôt là pour essayer de freiner l’action. Donc, c’est une sorte de leadership un peu renversé par rapport à une hiérarchie traditionnelle des unités classiques. Et c’est ça que j’ai essayé de mettre en avant. C’est très moderne, c’est très distributif en termes de solidité et je pense que c’est une des clés d’adaptation au contexte dans lequel on est.
Quels sont les principes liés au leadership qui peuvent facilement s’adapter au monde de l’entreprise et en particulier pour les DRH ?
Le cœur de toute la réflexion dans la création de Mountain Path, ça a été de dire : est-ce qu’il n’existerait pas un modèle de leadership qui est attaché à l’exercice de la solidité dans un terrain qui s’appelle la haute montagne, qui est un terrain dangereux ? Est-ce qu’il y a une forme spéciale de ce leadership qui serait très transposable à un leadership plus classique ?
Nous avons fait plusieurs travaux de notre côté. Et ensuite, on a rencontré Chris Maxwell, qui était patron du département de leadership de l’université Wharton en Pennsylvanie, qui est la plus grosse université en termes de production de MBA aux États-Unis. 900 MBA par an, c’est gigantesque. Et on s’est rendu compte que le département de leadership de l’université Wharton a fondé son école de leadership sur l’observation des guides américains de haute montagne, et en a fait un modèle de leadership qui est extraordinaire parce qu’extrêmement simple.
Donc à Mountain Path, nous avons fait la combinaison de deux modèles qui est notre structure académique de Mountain Path : Celle du leadership d’un guide qui choisit d’aller sur le mont Blanc dans les meilleures conditions, au leadership du secours en montagne. C’est-à-dire que quand une alerte arrive et il faut déclencher une action.
Et là, nous sommes sur un leadership très adaptatif. On doit en permanence jongler avec des informations qui sont justes, qui sont fausses, une météo qui change, une pression des victimes, et cetera. C ’est extrêmement puissant sur le plan de la métaphore et de l’adaptation à l’entreprise.
Dans ce type d’environnement dangereux, quels critères utilisez-vous pour prendre des décisions dans ces moments-là ?
Pour les DRH, c’est hyper intéressant dans la construction d’une décision.
Un, ce qui fonde la performance d’une entreprise, c’est d’être capable de décider au bon moment et de manière la plus juste possible. C’est le point central. Un comité de direction sur le plan stratégique, tactique, doit prendre les meilleures ou les moins mauvaises décisions.
Traditionnellement, on regarde la décision comme la résultante d’un certain nombre de data qui arrivent sur la tête d’un Comex, d’un Codir et on essaie de voir si elles sont justes ou fausses. On fait des swots, des analyses croisées, etc. Puis, on essaie de décider, on scénarise.
Donc ça, c’est la vision un peu traditionnelle. Par contre, peu de gens ont travaillé sur le fait que la décision, c’est la résultante de ces datas qui arrivent sur un écosystème humain. Cet écosystème humain en lui-même porte l’erreur, par des biais culturels.
On a beaucoup de comité de direction d’un certain âge, 50 et 60 ans par exemple, d’un certain genre, par exemple, très masculin. Eh bien, cette sociologie-là porte des biais, porte des croyances, et décide différemment. Donc de voir la décision comme la simple résultante d’une analyse des risques et d’une scénarisation n’est pas suffisant.
Donc, je fais un effort sur ce que j’appelle la fabrique de l’erreur. En tant qu’humain, on amène dans un collectif l’erreur par nous-mêmes. On a des biais, des croyances, on a peur du stress, on apporte une dimension émotionnelle. On a le poids des relations qui pèsent sur la dynamique de groupe. Donc, si on n’est pas capable de dépolluer les écosystèmes de la décision de ces erreurs, on va forcément se tromper.
Pour les dépolluer, il y a une forme d’hygiène collective et cela commence par soi-même, et se dire : qu’est ce que j’amène comme erreur, comme biais, comme stress, comme pression sur mon écosystème humain ? Est-ce que je convoque à la table de décisions, mes propres défauts ? Donc ça, c’est un premier sujet. C’est tout le travail sur soi en termes de leadership, d’avoir un peu de lucidité sur soi-même.
Et ensuite, il y a des méthodes. C’est-à-dire que pour dépolluer, on peut organiser la prise de décision et les étapes. Donc le simple fait de structurer : bien comprendre les enjeux, la systémie des enjeux. Ensuite, on pose des scénarios, et on va confronter les idées.
Ensuite, on va tendre vers un consensus. Ce sont des méthodes assez simples, mais qui permettent un peu de limiter l’impact des risques sur les organisations. Donc il y a un gros travail.
J’accompagne beaucoup de Comex sur ces sujets-là et on peut très vite progresser.
Avez-vous des conseils à donner sur la gestion du stress et de l’incertitude que vous avez souvent rencontrés en montagne ?
Alors je pense qu’il y a une dimension philosophique à la gestion du stress et que plus on est dans l’urgence du quotidien, dans l’immédiateté de la performance, il y a une pression à produire quelque chose. Et déjà, ça ne fonctionne pas. Donc on doit détendre un peu la pression temporelle.
Dans les organisations, on est toujours dans l’urgence. Ben non. D’autant si l’on compare l’urgence dans une entreprise à l’urgence du secours en montagne où l’on sauve des vies.
Il ne faut pas minimiser non plus, mais en tout cas, il faut quand même déjà avoir une forme de relativité. Cela renvoie à une question assez philosophique de dire : quelle est la raison d’être de l’organisation. Quelle est la réalité de cette pression temporelle ? Souvent, elle est totalement fallacieuse.
On se met la pression pour répondre à un mail, à des injonctions contradictoires.
Donc un grand travail pour des DRH en général, c’est d’identifier dans leur organisation ce qui fabrique des tensions. Quelles sont les tensions principales autour des grandes familles : biais cognitifs, émotions, pression temporelle, fatigue, burn-out.
Ces indicateurs sont hyper importants à suivre. Et on voit bien quand même que les organisations ne vont pas toutes très bien, parce que nous sommes dans un moment de l’histoire où les pressions extérieures sont énormes. Aujourd’hui, il y a des doutes à tous les étages, des doutes géopolitiques, sur la politique, sur l’économie.
Donc, si on ne se resserre pas sur nos essentiels, si on ne se reconstruit pas sur de la sérénité, on va faire que des bêtises. Parce qu’il faut quand même savoir que dans le temps d’incertitude, la peur et le stress, ça nous fait faire juste des énormes bêtises. Dès que l’on est sous pression, nous ne sommes pas les meilleurs.
Et quelles leçons peuvent être tirées de cette approche pour améliorer le travail d’équipe ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en période de crise, on ne se comprend plus. Donc, la première étape, c’est de se comprendre. Donc on évoque deux notions qui sont le langage et l’identité partagée. Donc déjà, avoir un langage partagé. Ensuite, apprendre aussi à reformuler : c’est-à-dire que tu me donnes une information, je l’écoute, mais pour être certain que je l’ai bien comprise, je te la reformule. Est-ce que tu m’as bien dit ça ? Donc en fait, quand on est en période de très forte tension qui est la crise, on dit qu’il faut vraiment reformuler.
Déjà, on essaie de stabiliser le niveau de compréhension, mais ça ne suffit pas. Donc après, il y a la deuxième chose qui est vraiment fondamentale, c’est de quel socle de fraternité, de camaraderie, d’amitié, de relation, on travaille. Est-ce qu’on est en confiance ou en défiance ?
Donc le deuxième élément qu’il faut vraiment structurer, c’est comment les organisations bâtissent des liens de très grande qualité et très en profondeur entre les collaborateurs. Mais ce n’est pas une généralité. Ce n’est pas parce que l’on s’entend bien, qu’on a un babyfoot, qu’on joue à des choses un peu superficielles, que l’on a une véritable relation.
Donc on est obligé de se connecter en profondeur avec de la sincérité, se dire les choses faciles et difficiles, être capable aussi, quand il y a une incompréhension, de le dire. Et arriver à se recentrer sur un langage de vérité très difficile. Parce qu’aujourd’hui, on est beaucoup dans la manipulation, dans l’infantilisation.
Dans le temps d’une crise ultime, tout peut exploser parce que l’on n’a pas construit patiemment au fil des années précédentes, la qualité du lien.
Et qu’en est-il de la résilience et de l’adaptabilité ?
On a parlé de la qualité de la communication, de l’identité partagée. On a parlé de la reformulation. On a parlé de la qualité du lien. Ce sont vraiment les strates profondes.
Mais ça ne dit pas que tu t’adaptes facilement. Ça dit juste que t’es solide, que tu as de bonnes relations, que tu te comprends bien. Donc l’agilité, l’adaptabilité, c’est une posture en fait intellectuelle qui est de dire en permanence ; je revisite mes options. Et en permanence, c’est fatiguant, c’est épuisant même.
Mais en fait, on est obligé en permanence de scénariser. Donc il faut sortir d’une pensée de la planification. Être capable de recevoir l’inattendu, d’en faire quelque chose. De dire que même un truc qui est contrariant au départ, est toujours un cadeau caché à l’intérieur de l’inattendu, même désagréable. Et comment je rebondis dessus pour essayer d’en faire quelque chose de positif.
Donc, d’être assez tourné vers une lecture positive de cet inattendu ou de choses plus difficiles. Ça, c’est une attitude, c’est de travailler sur soi par rapport à ça et ensuite tirer les leçons. Une organisation décide, s’adapte, réévalue et après on essaie d’en tirer des enseignements.
On corrige, on ajuste. Ce sont des boucles. Les organisations auront l’obligation demain d’avoir ces espèces de cycles d’apprentissage, de corriger en permanence la trajectoire de l’organisation. Donc c’est très dynamique et plutôt sympa. Moi, je pense que c’est assez sympa, plutôt que d’être dans des grandes planifications industrielles. Mais c’est épuisant parce que cela demande à chacun en permanence de se réévaluer, se réajuster, et cetera.
Concrètement, comme le mettre en place ? On fait un bilan à chaque fin d’année ?
Je pense que ce sont plutôt des boucles et cela dépend du business. Si on est sur un business plutôt sur un temps long, on va peut-être faire des réévaluations tous les ans. Et on peut être sur un business qu’il faut évaluer chaque mois.
La temporalité de la réévaluation est liée à l’enjeu business, à l’activité. Donc c’est à chacun des personnes en responsabilité de le définir. Ce qui est important, c’est d’apprendre de ses erreurs et ne pas être, comme souvent en France, dans une forme de culpabilité en permanence.
Apprendre de ses erreurs, c’est les nommer et les transformer en positives. On ne peut pas commencer à faire le procès de quelqu’un ! On s’en fiche de ça. Donc c’est une culture aussi de l’apprentissage qui n’est pas simple parce qu’on a toujours la tentation de la culpabilité ou de pointer la solitude de quelqu’un qui aurait dysfonctionné dans la conduite d’un projet.
Et si on commence à faire ça, ça tue la capacité de l’organisation à rebondir parce que chacun va garder en secret ce qu’il a mal fait. Et donc l’organisation ne va jamais pouvoir se parler en qualité. Donc il faut casser ces cycles et arriver à libérer la parole.
Cette culpabilité est-elle propre aux Français ?
C’est propre aux humains en général sur la dimension de fabrication de l’erreur. Il y a une dimension culturelle très forte quand même sur la manière de juger de la performance, d’être dans une logique de progrès, de se dire les choses. On a beaucoup de mal à se dire les choses. Et on a beaucoup de mal à dire des choses sans atteindre l’autre dans son intégrité.
Le feedback, c’est être capable de dire des choses en ayant le sourire ou en faisant un peu d’humour, en passant les messages sans être trop lourd. Pas simple.
Cela prend beaucoup de temps de construire ce que j’appelle ça un pacte social. Et c’est valable pour un pays comme pour une entreprise. Et on voit bien qu’aujourd’hui le pacte social en France est fragilisé en profondeur.
Avez-vous un cas d’usage d’accompagnement ?
J’ai accompagné par exemple un grand assureur pendant le Covid qui avait une transformation digitales à conduire. Et le Comex disait : on ne va pouvoir gérer à la fois le Covid et notre grande transformation de l’organisation interne.
Et moi, je leur ai dit : mais non, c’est tout le contraire : il faut faire votre transformation et gérer la crise. Il faut que l’on arrête de voir la crise comme un frein à tout développement.
La crise peut être aussi une opportunité où on essaie de faire les transformations qui sont utiles pour se réadapter au monde futur. Soit on va essayer de réparer et de revenir à la normale mais on ne reviendra jamais à la normale.
Soit on dit que cette crise peut nous ouvrir une perspective de transformation. Si on rentre dans une transformation ou une crise en disant il y a peut être un truc à accélérer, ce n’est pas pareil.
Donc j’aimerais convaincre, notamment les DRH qui une fonction vraiment difficile dans les organisations, dans le temps présent, que même une crise, si on les accompagne correctement, peut devenir un sacré outil de modernisation, de transformation des organisations. Il faut essayer de le penser comme ça en tout cas.