DRH - DÉVELOPPEMENT RH

Le DRH, stratège de l’inattendu !

Philippe GABILLIET

Retex de Philippe GABILLIET, Professeur de leadership à l’ESCP BUSINESS SCHOOL, un psy égaré dans le monde de l’entreprise.

Après le succès de « Éloge de l’optimisme » et « Éloge de la chance », Philippe Gabilliet, cofondateur de la Ligue des Optimistes de France, publie un nouvel ouvrage de prospective : « Éloge de l’inattendu ; l’art de se laisser surprendre » (Ed Saint-Simon).

Professeur de psychologie et auteur de livres de développement personnel, il propose ici de mieux anticiper son futur, de façon à la fois optimiste, raisonnée et créative. Et d’accepter l’inattendu.

DRH, « en route vers votre vie d’après, celle qui commence juste à la fin de cette phrase !« 

CharlesHenri Besseyre des Horts : Pourquoi s’être intéressé à l’inattendu ? 

Philippe GABILLIET : Je me suis intéressé à l’inattendu sur un malentendu. Au départ, le livre était censé parler tout simplement du futur : comment est-ce que l’on bâtit son rapport à l’avenir ? Mais pour l’éditeur, l’avenir et le futur sont des sujets trop anxiogènes.

Et en rediscutant avec mon éditrice, on en est arrivé à l’idée que, dans le fond, ce qui caractérisait le monde dans lequel on était, c’était l’inattendu. Que la plupart du temps, les gens en avaient peur, comme d’ailleurs de l’imprévu, de l’aléatoire, etc. Eh bien ! on va faire un éloge de l’inattendu !

L’inattendu peut être formidable, génial et on a décidé de travailler là-dessus, d’autant que l’on vit dans une aire de rationalité où l’attendu est très souvent préféré à l’inattendu.

CH. Besseyre des Horts : Pourquoi distinguer le futur de l’avenir ?

Philippe GABILLIET : On ne devrait utiliser le mot futur qu’au singulier, c’est-à-dire que nous n’avons qu’un futur. C’est le devenir qui se réalisera et qui fera l’objet, le plus tard possible, de notre biographie. L’avenir, en revanche, est l’ensemble des futurs dont nous sommes porteurs aujourd’hui. C’est le futur en tant que les futurs, en tant qu’énergie de projets, énergie de devenir. Et dans le fond, l’avenir est censé être là pour nous créer une énergie psychologique pour avancer.

Le futur est globalement inconnaissable alors que l’avenir, on y peut réfléchir dessus. On peut d’ailleurs envisager des avenirs différents et appeler cela des scénarios. Et lorsque l’on demande à un jeune « quel est ton avenir ? », on n’attend pas une seule réponse. Et c’est d’ailleurs plus intéressant si le jeune en question nous en donne plusieurs.

Le plan d’action, c’est un petit peu le contraire de la religion : il vaut mieux être pratiquant mais pas croyant !

Julien Merali : Alors dans les entreprises, on parle souvent de l’avenir, de roadmap, de différents projets à moyen et long terme. Mais l’inattendu, comment est-il est traité dans le monde de l’entreprise ?

Philippe GABILLIET : Aujourd’hui, il faut bien comprendre que dans la société en général, il y a des univers où l’inattendu a bonne presse : la R&D par exemple, pour les chercheurs. Aussi, dans certains univers commerciaux parce que l’on va faire des rencontres inattendues, qui vont créer des opportunités.

Mais d’une façon générale, dans la sphère de la gestion, l’inattendu – avec sa manifestation concrète d’un événement imprévu qui vient tout perturber – n’a pas toujours bonne réputation. On se demande au fond, quand il y a un imprévu, qui n’a pas fait son travail ? Comment se fait-il qu’on est laissé passer ce truc-là ? Nous sommes rentrés dans une logique très liée la modernité, de tentative souvent déçue de maîtriser et de contraindre le devenir et le futur à travers des outils tels que des recherches opérationnelles, statistiques, de probabilités, de plan d’action, etc.

Je dis souvent, sous forme de boutade, que la plus grande surprise que puisse vous faire un plan d’action, c’est de se dérouler comme prévu. C’est-à-dire que, ce qui fera le réel, cela ne sera jamais le plan d’action ! Cela sera ce que l’on a fait avec l’aléa qui est intervenu par surprise, sachant que, heureusement que l’on avait un plan d’action qui nous a permis de remettre l’aléa sur des rails.

Le plan d’action, c’est un petit peu le contraire de la religion : il vaut mieux être pratiquant mais pas croyant !

Julien Merali : L’inattendu peut être un effet positif !

Philippe GABILLIET : L’inattendu est au cœur des choses les plus passionnantes de la vie. Pour l’homme ou la femme amoureuse, l’inattendue est formidable ! Pour l’artiste, c’est extraordinaire ! Quelqu’un qui va faire un happening ; quelqu’un qui décide d’aller voir une pièce dont il ne connaît rien ; quelqu’un qui met le doigt sur un globe terrestre pour ces prochaines vacances…

En revanche, c’est plus compliqué dans un univers industriel où il y a des logiques de sécurité, des normes, du process, etc.

C-H. Besseyre des Horts :  Dans l’inattendu, la rencontre a son importance.

Philippe GABILLIET : La rencontre inattendue nous oblige à regarder de près la définition. Un inattendu est un événement fortuit que l’on n’avait pas lieu d’attendre, qui nous prend par surprise. Et cela renvoie justement à cette émotion clé pour la compréhension des phénomènes d’inattendus qui est justement la surprise, l’une des émotions les moins travaillées dans le champ des émotions psychologiques.

C-H. Besseyre des Horts :  Quel rôle joue l’inattendu pour les DRH ? 

Philippe GABILLIET : De par la nature même de la matière humaine qu’il travaille, je ne pense pas que l’inattendu permette au DRH de mieux faire son travail. Simplement, il va y être confronté.

On a bien vu que personne n’avait vu venir le coup de la pandémie. Bien malin celui qui, en 2019, avait prévu l’ampleur du télétravail deux ans après. Tous les chiffres prévisionnels ont été bouleversés. On se rend compte que la notion même de prévision est remise en question alors qu’elle est l’élément central de la pensée de la modernité.

Mais pour pouvoir prévoir la météo, les ventes, les turnovers, etc. il faut des datas. Mais des datas complètes. Et on ne peut prévoir que si on a le temps et non sous la pression des délais, de la deadline. La prévision et la planification sont des concepts qui ont été inventés pour être pensés dans des environnements, alors peut-être pas stables, mais en tout cas stabilisés. 

Donc si on est pressé, que l’on n’a pas toutes les données et que l’environnement est turbulent, cela fonctionne moins bien.

C-H. Besseyre des Horts : Quelle différence entre anticipation et prévision ?

Philippe GABILLIET : On ne peut prévoir si on n’a pas de mémoire. Prévoir, c’est prendre des données, souvent qui viennent du passé. Et je vais les remouliner, adapter des modèles, etc. et projeter quelque chose.

L’anticipation, c’est plutôt quelque chose où l’on va dire : voilà, aujourd’hui, là, ici et maintenant, dans mon écosystème actuel, dans mon entreprise, avec mon personnel, quels sont les facteurs les plus susceptibles de peser dans les schémas futurs ? Et jusqu’où peut-on ou pas intervenir dessus ?

Ça, c’est de l’anticipation. L’outil de base de l’anticipateur, c’est le scénario ! C’est-à-dire quelque chose qui est multiple et qui n’a même pas vocation à prévoir ce qui va se passer. Beaucoup de gens font cette erreur de dire : « sur les scénarios, il y en a bien un qui va se réaliser. » Un scénario n’est pas fait pour cela. C’est un outil qui permet de mieux comprendre mon présent en prenant le futur comme prétexte. Ce qui est tout à fait différent. 

Julien Merali : En quoi préparer l’inattendu est-il positif ?

Philippe GABILLIET : L’hypothèse de l’inattendu est intéressante parce qu’elle va me mettre en situation de faire fonctionner l’ensemble des personnes qui sont autour de moi en mode créatif, improvisation, agilité, etc. Donc, acceptons l’inattendu.

Regarder votre propre vie ! La plupart des choses vraiment passionnantes qui vous sont arrivées dans la vie, vous ne les avez pas vu venir. 

L’improvisation plutôt que l’agilité

Julien Merali : Et l’agilité pour l’entreprise est aussi un moyen de se préparer à l’inattendu !

Philippe GABILLIET : Déjà, l’agilité est devenue un marché. Cela permet à beaucoup de cabinets de conseils de vivre et à ce titre, c’est tout à fait respectable. Après, on inventera un nouveau mot.

Le problème de l’approche agile, c’est qu’à chaque fois que je rencontre des consultants spécialisés, ils sont plus spécialistes de la méthode que de l’agilité. Quand la souplesse se bureaucratise, cela devient un petit peu bizarre.

Bon, on me dit toujours que c’est parce que je ne connais rien à la méthode agile, ce qui n’est pas impossible. Je ne suis pas ingénieur, je suis un psy égaré dans le monde de l’entreprise, donc je veux bien le croire.

L’agilité est normée : il y a un début, un milieu, une finalisation. En revanche, je crois beaucoup à la notion d’improvisation, pour les dirigeants mais pas que.

Vous connaissez la vieille histoire du droit à l’erreur. Eh bien, j’ai un étudiant qui me disait : le droit à l’erreur, c’est pas mal, mais reconnaissez que ce n’est pas très enthousiasmant. Je préférerais que l’on me donne le devoir d’essayer. Parce que si on me donne le devoir d’essayer, le droit à l’erreur me sera donné avec. Cadeau, bonus ! C’est formidable.

Je pense en outre que la caractéristique de l’improvisation est qu’elle va révéler, à un moment ou un autre, une valeur humaine importante dans le monde d’aujourd’hui : le courage. 

Ce qui s’est passé le 11 septembre à 9 heures du matin à Manhattan, à 8h du matin, c’était impossible !

C-H. Besseyre des Horts :  Comment prépare-t-on les managers à l’inattendu alors que les écoles les forment à la certitude, à la prévision ?

Philippe GABILLIET : Dans tous les domaines, il y a un apprentissage de la mise en danger du plan. C’est plutôt sain sachant que l’on va tout faire pour que cela se passe comme prévu. En tout cas, que le temps de surprise, le temps de latence face à inattendu, soit le plus restreint possible.

Et pour cela, il faut effectivement avoir pris l’habitude de fonctionner par « l’analyse prémortem » : « Qu’est-ce que l’on fait si cela ne se passe pas ?».

Je dois avouer que je ne connais pas de meilleur moyen pour souder et remettre les pieds sur terre à une équipe de direction que de réfléchir à un plan d’action « si ça tourne mal… »

Le premier plan de préparation à l’inattendu, ce sont les humanités : la philosophie, l’histoire et la littérature. Dans son très joli livre « Les testaments trahis », Milan Kundera parle des chemins dans le brouillard. Il nous raconte que nous, être humain, nous avançons dans le brouillard.

Mais nous n’avançons pas dans l’obscurité. On voit des choses dans le brouillard : la tête de la personne à côté de moi, l’arbre sur le bout du chemin. Je vois devant moi, ce qui se passe à 10 mètres, à 20 mètres, à 30 mètres et c’est après que cela se perd.

Si je me retourne sur le chemin que je viens de parcourir, le brouillard a totalement disparu…

Tout cela pour dire qu’il faut toujours se méfier du jugement des gens sur le passé parce qu’on oublie toujours que, comme nous aujourd’hui, ils étaient dans un brouillard. Il faut accepter qu’il existe des choses qui ne sont pas de l’ordre du prédictible.

Alors après, on peut s’entraîner grâce à la créativité ; par exemple prévoir l’invraisemblable.

Il m’arrive très souvent dans des séminaires de demander à mes auditeurs :  quels sont aujourd’hui pour vous, les scénarios que vous considérez dans votre vie ou dans votre entreprise comme étant totalement exclus ? Et quand les gens finissent par trouver les deux-trois points qui sont totalement exclus, je leur demande de rajouter « ou alors, il faudrait que… » et là, cela devient possible. 

Je dis toujours que ce qui s’est passé le 11 septembre à 9 heures du matin à Manhattan, à 8 heures du matin, c’était impossible !

Le point de départ est véritablement l’acceptation d’une culture de l’inattendu au sein des instances de direction

C-H. Besseyre des Horts : Comment développe-t-on la compétence de gestion de l’inattendu pour la fonction RH ?

Philippe GABILLIET : La fonction RH est vraiment l’une des fonctions dans l’entreprise qui doit se former à la prospective. Je dis bien la prospective. Voire même, que les DRH soient des pédagogues de la prospective pour les Codirs auxquels ils appartiennent.

Parce qu’ils ont la légitimité pour aider les autres à penser ces futurs multiples, parce qu’ils sont les gardiens des process et de la loi.

Aussi, qu’est-ce qui différencie un DRH moins surpris qu’un autre par les réactions de ses partenaires sociaux ? C’est, comme par hasard, un ou une DRH qui aura davantage discuter avec eux.

Le directeur ou la directrice des ressources humaines est quelqu’un qui a en charge probablement la ressource la plus volatile qui existe, qui plus est, de plus en plus rare. Par exemple, quand on pense que l’on a tout fait pour garder une personne dans l’entreprise et qu’elle vous dit : désolé, je n’apprends plus rien ! Au revoir, merci !

Donc, le point de départ est véritablement l’acceptation d’une culture de l’inattendu au sein des instances de direction dont on fait partie.

C-H. Besseyre des Horts : Pourquoi les DRH devrait-ils aussi développer la capacité à être optimiste ?

Philippe GABILLIET : Alors, on n’est pas du tout sur le trait de caractère optimiste, ça, c’est autre chose. On parle ici de l’optimisme organisationnel, sur la capacité à la fois intellectuelle et opérationnelle à mettre le réel sur la tension la plus positive possible.

Et cela implique d’avoir une culture d’action sur le terrain :  y a-t-il véritablement des moments précis où l’on redonne régulièrement à nos collaborateurs, la conscience de là où ils sont bons, de leur force ? Avons-nous un système d’évaluation des performances axé sur les forces ou essentiellement, sur la gestion des faiblesses ?

Deuxième question : jusqu’où donnons-nous des marges de manœuvre supplémentaires ? Par des nouvelles missions, par de la formation, par du coaching. Plus l’on donne des marges de manœuvre, des marges d’action et des options aux acteurs, plus la posture optimiste se renforce.

Jusqu’où donne-t-on, face à des problèmes que l’on rencontre, le droit d’essayer, de tenter, de mettre en oeuvre des solutions temporaires, imparfaites, partielles, peut-être même bricolées, mais qui vont marcher pendant un certain temps et qui permettront de continuer à avancer – évidemment dans des domaines qui ne mettent pas la vie des gens ou la loi en danger…

Et aussi introduire la notion d’imputabilité comme l’énonce Paul Ricoeur…

Voilà, une fois que cela est fait, après, parler de l’inattendu, ça va tomber sous le sens. 

Interview réalisée par CharlesHenri Besseyre des Horts, professeur émérite à HEC Paris et Julien Merali, General Manager du Pôle IT d’Agora Managers Groupe.

Afficher plus

Agora des DRH

L'Agora des Directeurs des Ressources Humaines est l'une des 17 communautés d'Agora Managers Clubs, le premier réseau français permettant aux décideurs exerçant la même fonction au sein d'une entreprise de plus de 500 salariés, de créer un lieu permanent d'échanges et de partages d'expériences pour mutualiser leurs compétences et trouver ensemble, les meilleures solutions.
Bouton retour en haut de la page