SUPPLY CHAIN MANAGEMENT

Conséquences de la crise ukrainienne en termes de mondialisation des échanges et de délocalisation

Invité de l’Agora Supply Chain Management : Patrice GEOFFRON, Professeur d’économie à l’UNIVERSITE PARIS DAUPHINE – PSL.

Covid, guerre commerciale Chine-USA, guerre Ukraine-Russie, crise énergétique, tous les pans de notre économie se trouvent impactés, toute la chaîne d’approvisionnement déstabilisée.

Face à la pénurie, l’Europe doit désormais repenser sa chaîne de valeur et repenser la mondialisation des échanges et la délocalisation. 

Historique et compréhension des différentes crises géopolitiques et perspectives économique à 2027 par Patrice GEOFFRON.

Extraits:

Pour avoir simplement un ordre de grandeur de la crise logistique, une paire de baskets allant de la Chine aux Etats-Unis avant la crise Covid mettait environ 15 semaines. Aujourd’hui, on est à 50 semaines. Un autre marqueur, Appel annonce dans ses prochains résultats trimestriels, un manque à gagner de 8 milliards de dollars, contenu des ventes qui ne pourront être conclues…

Guerre Russie vs Ukraine : Entreprises désengagées.

75 des plus grandes entreprises françaises ont été auditées et sur ces 75, seulement 25 peuvent continuer leurs activités sans modifications majeures. Cela veut dire que 50 d’entre elles ont dû se désengager totalement, céder des actifs dans des conditions peu avantageuses. Renault a par exemple vendu ses actifs en Russie à l’Etat russe…

On est en train d’expérimenter ce qu’est une guerre économique. On observe clairement ce que pourrait être la barrière de la cobelligérance, donc à la fois, en s’engageant, en transmettant des armes et différents types de financement et en termes de désengagement.  

On est dans un entre-deux un peu ambigu. Par exemple, lorsque la question s’est posée du désinvestissement de Total avec une très forte pression exercée sur cet opérateur au début de la guerre. Il me semble qu’il y avait là une forme d’ambiguïté qui n’est pas forcément dans l’intérêt collectif. Est-ce que cette question procède d’une volonté de désengagements de ces entreprises ou est-ce que cela doit procéder de décisions de l’Etat ? Ma position est non ambigu depuis des mois ; j’ai signé une pétition appelant à un embargo sur le pétrole russe mais il me semble que cette décision doit être commune des Européens et on n’en est pas très loin. Mais je ne pense pas que toutes les entreprises soient en mesure de prendre les décisions appropriées dans ce contexte ou qu’en tout cas, doivent procéder de leurs propres responsabilités.

Pénurie et inflation

Il est un peu tôt pour avoir acquis des certitudes sur l’après-guerre. Mais d’ores et déjà, on a acquis, nous européens, la certitude que la relation de confiance a été rompue dans beaucoup de domaines d’activités. En tout cas, ceux dans lesquels nous sommes très dépendants de la Russie.

Il est clair que même si la paix devait intervenir assez rapidement, eh bien ! nous importerions moins massivement de Russie, des matières premières minérales, énergétiques et agricoles. Et notamment des minerais ou de matériaux critiques qui vont être déterminants dans la transition énergétique. Il y aura donc un impact sur l’ensemble des entreprises. Et il y a peu de raisons d’imaginer que le prix du pétrole puisse redescendre en dessous des 100 dollars. Le prix du gaz au moment où nous parlons est cinq fois plus haut qu’au début de l’année 2021…

Donc, il va falloir composer avec ces éléments mais également avec une hausse de l’inflation, encore modeste en France, aux alentours de 2,5%. Mais cette inflation est sous-estimée notamment parce que l’inflation énergétique a été largement stabilisée avec le bouclier tarifaire sur l’électricité, sur le gaz, de remise à la pompe et avec différents mécanismes de soutien aux entreprises qui ont coûté au bas mot, 30 milliards à la collectivité.

La réalité de l’inflation va également apparaître au travers de l’augmentation du coût des denrées agricoles. Elle n’est pas encore arrivée parce que finalement, ce qui se trouve à l’heure actuelle procède des stocks qui ont pu être constitués auparavant. Donc il y a de l’inflation devant nous et cette déstabilisation et les différents effets structurels sont déjà acquis…

Il risque également d’y avoir des tensions en France sur le diesel. Schématiquement au niveau mondial, le diesel, c’est à peu près 25% des carburants ; au niveau européen, c’est 50% ; au niveau français c’est 75%. Donc on a une dépendance par rapport aux raffineries russes dans ce domaine qui est assez significative.

De fait, une diversification va pouvoir s’opérer parce que l’on peut transporter du pétrole par bateau bien plus simplement qu’on ne transporte du gaz.

Mais le vrai problème est le gaz.

Collectivement pour les Européens, qui n’ont pas individuellement le même niveau de dépendance avec la Russie, le défi va être de mettre en oeuvre des mécanismes de solidarité puis de parvenir à les activer d’ici le premier défi qu’est l’hiver prochain. Parce que l’on dépend assez massivement du gaz, notamment pour le chauffage et plus massivement dans l’Est de l’Europe.

Le plan de sortie.

Pour sortir de la dépendance aux énergies russes, le plan de la Commission européenne “REPowerEU” de 200 milliards d’euros jusqu’en 2027 est de réduire des deux tiers d’ici l’hiver prochain, l’importation des combustibles fossiles russes. Une ambition sans doute excessive mais qui donne le sens de l’histoire…

La deuxième part de l’effort, c’est de déployer assez rapidement des renouvelables, électriques notamment. Il y a des ambitions très élevées sur le photovoltaïque ou sur le gaz vert. Par exemple du biométhane qui peut être produit à partir de matières premières agricoles ou de déchets divers. On est là dans des logiques d’économie circulaire ou de production à proximité qui vont également dans le sens de l’histoire...

Effort de sobriété et d’efficacité.

On est aussi dans le gain d’efficacité notamment dans le bâtiment ou dans l’industrie. Il y a là potentiellement des effets de levier tout à fait importants. Mais il y a toute une partie à laquelle on n’échappera pas et qui n’était pas dans le vocabulaire commun qui est celle de l’effort de sobriété et d’efficacité...

L’efficacité, c’est de mettre par exemple du triple vitrage plutôt de double vitrage pour gagner en efficacité et affronter l’hiver prochain. La sobriété, c’est délibérément d’accepter de moins se chauffer ou d’accepter de rouler moins vite sur l’autoroute et de passer par exemple de 130 kilomètres/heure à 110 km/heure.

Alors évidemment, dans le court terme, cela peut apparaître comme stressant, traumatisant pour nos économies mais j’ai tendance à y voir pour les Européens, une forme d’incitation à agir plus vite.

Le plan européen, avant le début de cette guerre, dit Fit for 55, était un plan qui engageait les Européens à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030 versus moins 20% aujourd’hui – le point de comparaison étant 1990. C’est une révolution qui était devant nous mais son cahier des charges devient plus compliqué avec ce conflit avec la Russie. Dans le même temps, tous les modèles économiques décarbonés vont se trouver à gagner en intérêt finalement. Tout modèle économique, tout investissement qui va permettre d’économiser un baril de pétrole, un mètre cube de gaz en comparatif va gagner en intérêt puisque le gaz et le pétrole seront plus coûteux. Et puis, par ailleurs, il y a une dimension presque assurantielle parce que le mètre cube de gaz que l’on va économiser, de toute façon, on n’est pas certain de le recevoir régulièrement sur la durée pendant cette décennie.

Nous sommes donc sur une série d’investissements et d’efforts qui vont devoir se déployer entre maintenant et dix ans. Nous sommes dans des actions de transformation structurelle et comme derrière, il y a des infrastructures, du bâtiment, des efforts d’efficacité à faire dans l’industrie, tout cela ne se résout pas du jour au lendemain...

Winter is coming.

Le vrai problème et ça nous ramène au terme de la guerre, c’est quid de notre capacité collective à gérer une interruption des livraisons de gaz. Et nous ne sommes pas à l’abri de devoir nous confronter à ce genre de question dès l’hiver prochain. Alors on essaie à marche forcée de remplir les réserves pour passer finalement le pic des consommations de l’hiver prochain.

Cela veut dire aussi et cela vaut pour les gens qui nous écoutent, que finalement dans nos entreprises et dans nos foyers, on peut d’ores et déjà préparer maintenant l’hiver prochain. Parce que tout mètre cube de gaz que l’on n’aura pas utilisé à l’heure actuelle sera disponible pour passer cette échéance…

Décarbonation.

Mais il y a un plan de transformation qui peut nous rendre optimiste pour la deuxième partie de la décennie. C’est un moment accélérateur de transformation vers la décarbonation qui peut être également un facteur d’attractivité pour des investissements en Europe. Parce que beaucoup d’entreprises mondiales ont pris des engagements de décarbonation et auront la garantie finalement de trouver en Europe des écosystèmes plus décarbonés notamment via l’hydrogène.

Mais chaque hiver qui va nous séparer du milieu de la décennie risque d’être un hiver compliqué…

Pour terminer par une note optimiste, je veux croire que ce choc est, ce que les Américains appellent un wake up call pour les Européens. La sortie est forcément devant nous avec des technologies décarbonées et il se trouve qu’on a beaucoup de compétences dans ces domaines en Europe.

Vous voulez en savoir plus ? Retrouvez l’intégralité de notre interview ci-dessus.

Interview réalisé par Alexandre Carré, Directeur de la rédaction d’ANews Sécurité

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