LE CHOIX DE LA RÉDACTION

Made in France relocalisation : retour d’expérience d’Aigle avec KPMG

Les bottes « Aigle » peuvent dire merci au Covid. Alors que la marque était à moins 25% de vente, elle surfent sur le déconfinement,  sur « l’appel de la nature » des Français, pour augmenter ses ventes de plus de 46%. 

Face à la demande des consommateurs à plus de local, de made in France et à plus d’engagement des marques sur les enjeux ESG, Aigle rapatrie de Chine en France, une partie de sa production de modèles pour enfants et devient une entreprise à mission.

Une opération de réindustrialisation et de relocalisation réalisée avec l’appui de KPMG, cabinet d’audit et de conseil, qui accompagne les organisations publiques ou privées sur le chemin d’une nouvelle prospérité plus durable et plus responsable.

Avec des objectifs :

  • Alignement sur les objectifs stratégiques ainsi que les activités à ré-intégrer ou à créer ;
  • Identification et évaluation des moyens, impacts, les risques et les obstacles et les pré-requis ;
  • Conception de l’outil de modélisation, simulation de scenarii et calcul du business case ;
  • Etablissement de la feuille de route et du macro-planning de travail

et des questions clés :

  • Les savoir-faire nécessaires existent-ils (encore) ?
  • Que réaliser en interne ou avec des partenaires (« Make or Buy ») ?
  • Mes produits seront-ils encore compétitifs ?
  • Le tissu de sous-traitants proches est-il suffisant pour m’accompagner ?
  • Quelles sont les taxes, normes et réglementations qui vont s’appliquer ?
  • A quels aides et avantages fiscaux ai-je accès ?
  • Des terrains et locaux sont-ils disponibles pour m’accueillir ?
  • De quels moyens, notamment de production et logistiques, dois-je me doter ?
  • Quid des process, du portefeuille, de la marque employeur ?

Retour d’expérience de Jérôme Vaugouin, VP Global Operations de Aigle et Henri Thiercelin, Directeur, Operations & Performance Strategy chez KPMG.

Jérôme, quel est le périmètre de votre fonction chez Aigle ? 

Jérôme Vaugouin : Je suis directeur des opérations. Les opérations chez Aigle, c’est l’ensemble des deux grandes fonctions Supply Chain ; d’un côté, avec les activités classiques entre le S&OP, le service client, la logistique, le transport et les activités industrielles avec le management de cette manufacture de bottes à côté de Châtellerault en France.

Henri, quel est le périmètre de votre fonction chez KPMG ?

Henri Thiercelin : Je suis directeur au sein des équipes opérations de KPMG, donc c’est une équipe d’une centaine de consultants et mon rôle est d’accompagner mes clients industriels dans la définition et la mise en œuvre de leur stratégie pour faire des sauts de performance que ce soit de Supply Chain, de production, achats, etc.

Jérôme, quelle est l’activité de Aigle ?

Jérôme Vaugouin : Aigle est une maison qui a été créée en 1853 par Hiram Hutchinson, un industriel américain. La maison a été rachetée par le groupe (Suisse) MAUS en 2003 et possède également les marques Lacoste, The Kooples, GANT ou encore Tecnifibre.

En quelques chiffres, Aigle emploie 1 600 personnes, génère un chiffre d’affaires de 250 millions d’euros sur principalement deux continents, européen et asiatique. En termes de découpe de notre chiffre d’affaires, il y a la partie vraiment textile qui pèse pour 70%, puis la botte pour 20%, la chaussure avec 8 % et les accessoires pour 2%.

En termes de circuit de distribution, nous avons le retail qui pèse pour plus de 62% du chiffre d’affaires mondiale avec plus de 300 boutiques et le digital pour 16%.

Enfin, une notion intéressante à partager : Aigle a changé ses statuts en 2020 et est devenue entreprise à mission. Ce qui nous oblige à quelques responsabilités à la fois environnementales et sociales : création d’une collection éco-responsable, engagement sur la traçabilité de nos fournisseurs de niveau 1 ou de niveau 2, réduction de notre empreinte carbone de 40% d’ici à 2030, ou encore la sensibilisation du collectif autour d’une économie circulaire.

Donc, c’est comment apporter de la valeur tout en conservant des valeurs. Voilà un peu notre raison d’être.

Quelle est la Genèse de cette transformation industrielle ?

Jérôme Vaugouin : Début 2020, on sort de 4 ans où le business de la botte – et plus particulièrement de la botte made in France – décroît avec 25% de moins de volume. Et qui dit réduction du volume vendu dit, par effet, réduction du volume de production de près de la moitié du volume. Donc, en 2020, avec cette décroissance du volume de production, il y a eu une stratégie RH qui visait à ne remplacer qu’une personne sur deux qui partait. Et de nos maîtres bottiers qui partaient en retraite, partait également un savoir-faire manuel.

Nous étions donc face à un double enjeu : comment pérenniser ce made in France, et ce savoir-faire, et avec quel type de volume dans cette manufacture ?

Donc, c’est avec KPMG que l’on a mené cette réflexion.

Henri, de quelle manière avez-vous accompagné Jérôme et ses équipes ?

Henri Thiercelin : Notre accompagnement a été fait en trois temps sur une période de trois mois pour se mettre au clair et finalement accoucher d’un plan de transformation actionnable pour répondre à la problématique.

Le premier temps a été un temps de cadrage, d’alignement stratégique. Je me souviens quand on s’est rencontré, le management de Aigle se posait beaucoup de questions sur la partie commerciale, mais aussi beaucoup sur la partie industrielle et supply chain : faut-il maintenir la production en France ? Quelle capacité ? A quel prix ? Et puis sur l’innovation, sur le portefeuille produit : est-ce qu’il faut faire évoluer le produit ?

Il y avait beaucoup de questions et finalement, le premier temps a été un temps d’organisation, de cessions d’entretien pour comprendre les visions des uns et des autres, sur l’ambition, sur les contraintes. Et à partir de cela, nous avons identifié un socle commun sur lequel tout le monde était aligné : à savoir que le futur industriel de Aigle était dans cette usine à Ingrandes-sur-Vienne.

Ensuite, pour répondre aux questions de production, de capacité, il a fallu un deuxième temps de diagnostic avec les équipes sur le terrain pour aller chercher tous les leviers qui allaient permettre de faire de la compétitivité, de maximiser potentiellement la capacité disponible sans avoir à trop investir.

Les investissements étaient également un sujet comme le portefeuille de produit.

Puis, il y a eu un troisième temps où finalement, c’était un peu la synthèse avec des scénarios créés, des impacts modélisés. On a inscrit ça dans une feuille de route pour finalement arriver à éprouver une histoire sur laquelle Jérôme et ses équipes étaient suffisamment confortables pour aller la présenter au comité exécutif, à l’actionnaire, etc. et donc, proposer une nouvelle ambition.

Quels ont été les leviers de cette relocalisation ?

Jérôme Vaugouin : On a profité lors du Covid d’une prise de conscience collective autour d’un nouvel équilibre de vie à trouver entre vie personnelle et vie professionnelle. Les gens se sont dit : tiens et pourquoi pas profiter des jardins, des forêts et autres et donc acheter une paire de bottes. On a surfé sur une forme de bulle spéculative en 2020-2021 avec une demande de plus de 17% de volume mais que l’on n’avait pas anticipé ce niveau-là…

Ainsi, pour pérenniser cette croissance-là – qui était de fait un phénomène d’actualité et qui portait essentiellement sur la botte adulte – on s’est dit : pourquoi ne pas relocaliser en France, une partie de la production de la botte enfant qui était historiquement dans le bastion asiatique.

D’un point de vue financier, on y est allé étape par étape et on a entrepris de mettre ce produit à la sauce made in France, avec une nouvelle matière et des codes différents du produit traditionnel, pour en faire un produit nôtre. Et pour y parvenir, quels sont les moyens à disposition en termes de moule, de forme, en termes de savoir-faire aussi pour fabriquer une botte à taille enfant, qui est une approche différente de celle de l’adulte.

Donc nous avons eu cette première réflexion autour de la pérennisation du volume que l’on viendrait produire au sein de cette manufacture, dernière manufacture de bottes en caoutchouc naturel en France.

Ensuite, cette manufacture est avant tout une usine avec un savoir-faire manuel plus qu’une usine très processée avec un équipement lourd. Ce savoir-faire manuel porté par des hommes nécessitait donc toute notre attention. Et c’est là-dessus que nous nous sommes concentrés.

Donc, nous avons recruté 70 personnes en deux ans, mais nous avons dû aussi les former, puisque maître bottier, c’est 7 semaines de formation et deux ans d’expérience. Et pour pouvoir accompagner la croissance que l’on était en train de connaître, nous avons mis en place une école de formation avec nos maîtres bottiers.

Et nous avons fait appel, parce que le métier est éprouvant et génère des traumatismes musculo-squelettiques, à un maître ergonome pour venir disséquer les gestes de nos maîtres bottier et les accompagner pour aller aux gestes justes.

En 2023, juste pour information, c’est la première année depuis 2020 où nous sommes capables de servir 100% de la demande. En 2021 et en 2022, on a toujours couru derrière des restes à livrer. C’est plus de 100 000 paires par an. Ça c’est l’aspect quantitatif et il y a effectivement maintenant, la stratégie plus qualitative avec cette excellente opérationnelle que l’on souhaite mettre en place.

Cela a été l’un des coeurs de notre collaboration avec KPMG, de remettre en question certains flux, certains process pour venir dégager des économies, de faire ce fameux travail sur la marge notamment baissant notre main d’oeuvre puisque notre objectif d’ici 2027 est de la baisser de 35%. En France, on produit plus cher qu’en Asie, mais nous pouvons continuer à produire de moins en moins cher pour pérenniser cette activité sur notre territoire.

Avez-vous travaillé la marque employeur ?

Jérôme Vaugouin : Aigle est effectivement une marque réputée pour ses bottes et ses parkas, mais moins connue des jeunes générations. Il a fallu montrer effectivement que cela pouvait également être une marque qui s’adressait aux jeunes et que ce métier pouvait être adapté à une génération.

Il y a malgré tout une problématique très sociétale, de fidélisation, d’assiduité dans l’effort, de manque de résilience ou de remise en question. Sur comment est-ce que je peux mieux faire ? Nous avons beaucoup de jeunes qui ne finissent pas le processus de formation ou qui nous quittent peu de temps après. C’est l’une de nos principales difficultés. Pour avoir ces 70 personnes, il a fallu en recruter 330. Une personne sur 5 reste aujourd’hui dans notre manufacture. Donc notre vraie problématique est dans ce plan de rétention car on n’arrive pas pour l’instant à freiner le turnover.

Henri, quel est votre retour sur cette relocalisation ?

Henri Thiercelin : Nous sommes quand même en train de parler de maintenir et de développer la production industrielle sur le territoire français pour une entreprise qui est dans un secteur d’activité qui n’est pas vraiment prédisposé à ça. On l’a dit, on est sur un métier extrêmement manuel et sur une part assez importante de main d’oeuvre et de coût de matière première.

Il a vraiment fallu chercher un peu partout sur l’ensemble des états de la chaîne de la valeur, des leviers de compétitivité, de capacité de production de volumes sans doubler la taille des équipements, de l’usine. Il a fallu être assez ingénieux pour arriver à trouver des solutions. C’est une belle histoire

Cette relocalisation a eu des enjeux RH, technologiques, j’imagine aussi certainement politiques !

Jérôme Vaugouin : On a eu recours à des subventions par exemple avec le plan France Relance et d’autres initiatives de la préfecture, de la région pour soutenir ne serait-ce que le recrutement et les investissements divers.

Et on a travaillé sur la décarbonation pour pouvoir bénéficier de certaines aides de l’ADEME. Nous avons été plutôt bien servis honnêtement au niveau des aides pour pérenniser les choses car une entreprise durable est d’abord une entreprise qui dure. Il fallait montrer que le made in France peut être de plus en plus compétitif aussi et développer une culture industrielle… Notre prochain défi est de produire moins cher pour produire plus longtemps.

Dans la guerre des talents, des gens sont-ils venus chez vous investis par ce projet made in France ?

Jérôme Vaugouin : Effectivement, il y eu cette notion de savoir-faire français, de made in France et le numéro 2 d’engagement a été le statut d’entreprise à mission. La nouvelle génération est effectivement très orientée et très sensible à ce respect de l’environnement et le fait d’avoir changé nos statuts en décembre 2020 nous a apporté quelque chose d’assez concurrentielle par rapport à d’autres.

Au-delà de la production, du coût, du made in France, avez-vous travaillé sur de nouveaux produits, sur une nouvelle image ?

Jérôme Vaugouin : Aigle dans l’inconscient collectif reste une marque plutôt rurale et orientée sur notre génération. Pour rajeunir la marque et devenir une marque plus urbaine, on travaille sur l’image d’une botte un petit peu plus lifestyle aux côtés de la botte nature qui reste quand même aujourd’hui notre réseau de distribution principal. On travaille sur ces différents codes, sur la hauteur de tiges, sur le confort, la respirabilité, sur tout un tas d’éléments pour que l’on puisse aller conquérir cet autre part de marché et d’autres clients.

Chez KPMG, quelles tendances voyez-vous sur la relocalisation ?

Henri Thiercelin : On voit différentes choses. D’un côté, on voit des avantages aujourd’hui à relocaliser et investir en France, d’un point de vue logistique quand on sert un marcher français ou européen, en termes de qualité, en terme de collaboration avec la R&D, de proximité client avec le circuit court, de produits personnalisables.

Tous ces avantages, on les connaît. On sait aussi qu’aujourd’hui, l’État, les régions, à travers un certain nombre de subventions, encouragent cela. Donc on voit des signaux positifs. Mais de l’autre côté, on voit aussi une vraie difficulté – Jérôme en a parlé – de parcours du combattant, de combat d’une vie.

On sent que ce sont des choses qui ne sont pas évidentes et pour autant, on le voit avec l’exemple de Aigle, qu’il y a des solutions, qu’il faut aller les chercher, qu’il y a plein de leviers possibles à actionner.

Et encore, Jérôme ne les a pas tous dévoilés ! On a travaillé par exemple sur des sujets de simplification du process, de simplification du portefeuille, de potentiellement de sujets d’internalisation externalisation d’activité de cœur de métier… On a vraiment été assez loin. Donc, c’est un bel exemple qui montre qu’il y a des choses possibles.

Maintenant, si on regarde les chiffres depuis 2021, le solde de création d’usine en France est redevenu positif. Alors certes, généralement les usines qui ferment sont plutôt des gros usines et celles qui se créent sont plutôt des petites. Peu importe, j’ai envie de souligner plutôt la tendance que l’on n’avait pas vu depuis 10 ans.

Chez KPMG, nous sommes de plus en plus sollicités par des clients industriels qui se posent des questions sur l’évolution de leur modèle industriel, sur la notion de Greenfield par exemple, un sujet que l’on ne voyait pas trop auparavant, sur des sujets d’investissement dans de nouvelles capacités de production sur le territoire français ou européen.

Ce sont des signaux très positifs qui amènent à être plutôt optimiste et surtout très enthousiaste pour continuer à travailler sur ces sujets-là. Je pense qu’il y a des belles choses à faire encore.

Interview réalisée par Laurent Courtois, General Manager de l’Agora Supply Chain Management

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