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Quelle place de l’IA dans la stratégie des entreprises ? 

Alors que l’IA bouleverse les structures économiques, son intégration dans les entreprises provoque un questionnement sans précédent. Vitesse de transformation, défis organisationnels et enjeux stratégiques sont au centre des préoccupations.

L’Agora des Chiefs Data Officers et l’Agora des DSI explorent la place de cette technologie dans les stratégies d’entreprise, son impact sur les métiers et les opportunités de demain avec Martial You, éditorialiste économique du groupe RTL M6 et auteur de plusieurs ouvrages, dont Les années 70 sont de retour et ChatGPT School pour les étudiants.

Julien Merali : L’intelligence artificielle (IA) va transformer les entreprises mais est-ce que cela change profondément le modèle de la plupart des entreprises ?

Martial You : Absolument, deux éléments marquent une rupture fondamentale par rapport aux évolutions industrielles passées, depuis le XIXᵉ siècle. D’abord, la vitesse de cette révolution est inédite. Là où Internet ou l’informatique ont mis des années, voire des décennies, à s’implanter, l’IA bouleverse les entreprises en à peine 24 mois. Et cette transformation part de la base de l’organisation, pas seulement de la direction.

Ce sont les collaborateurs qui, en observant des outils comme ChatGPT utilisés même par des enfants, interpellent les dirigeants : « Comment pouvons-nous aussi utiliser cela pour améliorer notre travail ? » Cette adoption rapide exige des entreprises de réagir stratégiquement sans attendre.

Ce n’est donc pas une révolution « top-down », mais une transformation qui émerge de la base vers le sommet. Deuxièmement, il s’agit d’un enjeu stratégique. Je participe régulièrement à des séminaires, notamment avec le groupe M6 et ses partenaires, et je vois bien que même les grandes entreprises du CAC 40 perçoivent l’IA comme un élément crucial pour leur stratégie et leur avenir. Cependant, elles se demandent encore sur quoi investir, quels outils adopter, et quelles stratégies prioriser, tout en étant confrontées aux risques de confidentialité et de fuite de données.

En somme, la vitesse et l’ampleur de ce changement représentent une vraie nouveauté. Contrairement aux révolutions industrielles précédentes, qui portaient sur la productivité physique, cette fois, c’est la matière grise de l’entreprise qui est directement impactée. L’IA ne se contente pas d’optimiser des processus physiques, elle questionne la valeur intellectuelle et stratégique de l’organisation.

Comment on repense l’intelligence des collaborateurs, l’intelligence de l’entreprise, l’intelligence de l’individu à une échelle de 10, 20 ou 30 ans ?

Est-ce que les entreprises du CAC 40, malgré leurs moyens, ne sont-elles pas finalement confrontées aux mêmes questionnements que les plus petites structures ?

Martial You : En réalité, toutes les entreprises, grandes ou petites, sont confrontées à l’incertitude quant à l’impact et aux transformations que l’IA apportera. Aucune grande entreprise ne peut aujourd’hui affirmer avec certitude comment l’IA modifiera son modèle d’affaires.

De plus, les bouleversements actuels touchent tous les secteurs industriels. Regardez des entreprises comme Michelin, ArcelorMittal ou Volkswagen, qui doivent non seulement gérer les défis posés par l’électrification automobile, mais aussi faire face aux transformations transversales que l’IA impose. Cela transcende les tailles et structures d’entreprises.

Cependant, les petites entreprises, grâce à leur agilité et leur mobilité, peuvent tirer parti de l’IA plus rapidement. Là où une grande structure peut mobiliser d’importants budgets sans garantie de résultats optimaux, une PME ou une start-up, en investissant judicieusement, peut obtenir des gains immédiats en productivité et se différencier.

Adopter l’IA, cela signifie quoi concrètement pour une entreprise, surtout quand on sait que les collaborateurs eux-mêmes ont souvent déjà adopté ces outils à titre personnel ?

Martial You : Pour une entreprise, adopter l’IA, c’est mettre en place des process permettant d’intégrer ces outils dans son fonctionnement global. Le défi est de structurer l’utilisation d’outils qui, pour beaucoup, viennent de l’extérieur. Prenez l’exemple de ChatGPT, déjà largement utilisé par les collaborateurs pour améliorer leur travail au quotidien. Il devient impératif de sécuriser ces outils et de les intégrer dans des systèmes conformes aux exigences de confidentialité et de stratégie globale.

Le véritable enjeu pour les dirigeants est de dépasser une logique purement financière de retour sur investissement. Il ne s’agit pas simplement de réduire des coûts en remplaçant des tâches humaines par des robots. Ce serait une erreur stratégique. Il s’agit plutôt d’optimiser les tâches ingrates pour libérer du temps aux collaborateurs et leur permettre de se concentrer sur des missions plus valorisantes et à plus forte valeur ajoutée.

Et en termes de retour sur investissement, est-ce qu’il est possible aujourd’hui de le mesurer pour l’IA, que ce soit dans les grandes entreprises ou les PME ?

Martial You : Le retour sur investissement reste effectivement une question clé. Mais avec l’IA, il faut changer de perspective. C’est davantage un projet RH qu’un simple investissement technologique. Former les collaborateurs actuels à ces nouveaux outils et anticiper les besoins des juniors qui rejoignent l’entreprise est essentiel pour rendre l’IA rentable à long terme.

Ce travail de formation et d’intégration est coûteux et demande du temps. Les bénéfices concrets, qu’il s’agisse de gains de productivité ou de nouvelles opportunités, ne se mesurent souvent qu’à moyen terme, sur deux ou trois ans. Cela demande donc une certaine patience et une vision stratégique de long terme. Et cela nécessite vraiment d’avoir une réflexion sur l’évolution de carrière qui démarre beaucoup plus tôt avec l’Intelligence artificielle.

Est-ce qu’aujourd’hui, les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées sont-elles prêtes à investir dans l’IA ?

Martial You : Oui, les entreprises investissent, c’est certain. Une récente étude du BCG (Boston Consulting Group) montre que l’année dernière, et encore cette année, les investissements dans l’intelligence artificielle ont augmenté de 30 % pour les entreprises interrogées. Et à l’horizon de trois ans, ces investissements devraient croître de 60 % supplémentaires. Donc, il est évident que des fonds significatifs sont alloués à ce domaine.

Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, il y a ce sentiment d’ »arroser le sable » pour l’instant. En d’autres termes, les entreprises injectent de l’argent sans avoir de certitude absolue sur les résultats qu’elles obtiendront. Elles investissent souvent dans plusieurs directions pour observer ensuite ce qui se révèle réellement efficace. Cela répond aussi à une logique de management : afficher une présence sur ce marché stratégique.

Dans ce contexte, il est vrai que le secteur public est en retrait. Cela n’est pas surprenant, car le public est souvent un peu en retard en matière d’innovations. Avec l’intelligence artificielle, on touche également à des enjeux de souveraineté nationale, ce qui explique en partie cette résistance. Les problématiques de sécurité, les enjeux liés aux acteurs internationaux — notamment le duel entre les Chinois et les Américains — compliquent l’adoption de l’IA dans les administrations et services publics.

D’abord, parce que cette technologie est encore mal comprise. Ensuite, parce qu’il subsiste des incertitudes quant au devenir des données, ce qui est crucial dans un pays comme le nôtre, très attaché à la protection des libertés individuelles. Ce frein contribue à ce que l’on ne soit probablement pas au meilleur niveau en termes d’intégration de l’IA dans le secteur public.

Au-delà de la structure de l’entreprise, l’IA s’intègre-t-elle dans l’organisation, notamment dans la prise de décision et le dialogue entre les différentes équipes ? Est-ce que cela devient aussi structurant à ce point ?

Martial You : On n’en est pas encore là. Je vais prendre des exemples assez concrets. Pour ma part, ma conviction est que l’IA ne remplacera pas l’humain. Je travaille dans des groupes audiovisuels, et au sein des principaux producteurs de contenus de ce pays, il y a eu la tentation d’entraîner une intelligence artificielle pour voir si elle pouvait créer une série à coup sûr populaire. Une radio polonaise a même tenté de produire un programme 100 % créé par des intelligences artificielles, mais cela a été une catastrophe : des informations fausses, des bugs techniques, etc. On voit bien ici que franchir ce cap, c’est déshumaniser l’information, et pour l’instant, ce n’est pas le cas.

Même l’idée qu’un ordinateur, doté d’une intelligence artificielle bien entraînée et ayant accès aux grandes séries populaires sur Netflix, Prime Video, ou HBO, puisse ensuite créer une série respectant tous les codes du succès, c’est très décevant. Il manque la créativité humaine. C’est un peu pareil pour un médecin. Si un radiologue est moins performant qu’une IA pour lire un scanner ou une radio — et c’est déjà le cas — on ne va pas lui demander de pousser des brancards, alors qu’il a dix ans d’études et de l’expérience. Ce qu’on va lui demander, c’est d’être plus humain.

En réalité, c’est là le grand enjeu : il s’agit de convaincre les organisations et les individus qu’une fois que vous êtes débarrassé de certaines tâches, que la machine fait mieux, vous avez la capacité de faire autre chose, d’améliorer votre service client par exemple.

Pour reprendre l’exemple du médecin, on lui reproche aujourd’hui de ne pas être suffisamment empathique, de ne pas être assez dans l’écoute psychologique lorsqu’il annonce de mauvaises nouvelles ou lorsqu’il fait face à des patients malades. Eh bien, je pense que dès lors qu’il sera challengé par la machine pour la lecture des examens et le côté prédictif des maladies — car la machine fera cela mieux — il devra être plus compétent dans l’accompagnement et l’empathie.

Donc oui, le médecin ne va pas disparaître. On ne va pas entrer demain dans une cabine intelligente qui vous dira ce que vous avez comme problème de santé et ce qu’il faut faire. Ce n’est pas réaliste. Il faut absolument sortir de l’imaginaire Hollywoodien des Matrix et autres univers où la machine nous manipule. Je pense qu’il y aura toujours des garde-fous, je l’espère en tout cas. Mais il est crucial de faire comprendre à ceux qui enseignent aujourd’hui et à ceux qui font du management, qu’il y a un enjeu humain. L’IA doit valoriser l’humain, elle ne doit pas le détruire.

Car, mine de rien, en discutant avec certains dirigeants d’entreprise, je constate que la première tentation face aux investissements dans l’IA est de réduire la masse salariale grâce aux ordinateurs. Mais ce raisonnement est loin d’être totalement satisfaisant en termes de résultats, et ce serait une erreur stratégique.

Propos recueillis par Julien Merali, Général Manager du Pôle IT d’Agora Managers Groupe

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