Oser le risque. Le management dans un monde incertain ? Avec l’Agora des Directeurs Juridiques
De crises sanitaires en bulles financières à répétition, de tensions géopolitiques en catastrophes climatiques, de bouleversements sociétaux en ruptures technologiques, les décideurs sont aujourd’hui confrontés à des chocs permanents qui rendent l’environnement moins prévisible qu’autrefois, indique Xavier Durand, en préface de son livre « Oser le risque. Le management dans un monde incertain ? (Ed Hermann).
Invité de l’Agora des Directeurs Juridiques, le directeur général de Coface (entreprise leader de l’assurance-crédit) poursuit : pour angoissante qu’elle soit, cette situation est également une chance : le risque n’est pas seulement une menace ; il est aussi – et surtout – une opportunité de progrès et d’apprentissage par l’essai, dont l’échec fait partie, à condition bien sûr de développer une culture de responsabilisation et une gouvernance capables d’en tirer parti.
Julie Guenard : Est-ce que vous pouvez revenir sur votre parcours et ce qui vous a amené à écrire ce livre ?
Xavier Durand : J’ai fait une carrière de 30 ans, dans 30 pays différents. Au cours de cette carrière dans la finance, je suis passé, comme tout ceux de ma génération, à travers toute une série de crises. Cela a commencé par la crise de l’immobilier, une crise économique dans les années 90 en France et en Europe.
Ensuite, il y a eu la crise des marchés émergeants en 98, la crise asiatique, puis les dot-com, l’explosion de la bulle ou encore les attentats du 11 septembre 2001.
Puis on a eu la grande crise financière de 2008. Et j’ai déménagé au Japon trois jours avant le tsunami et les événements de Fukushima. Alors, quand en 2020, j’ai vu arriver la crise du Covid, je me suis dit qu’il fallait absolument que j’écrive sur ces expériences parce qu’il y a des enseignements à tirer après avoir vécu toutes ces crises, sur le plan de la gestion du management.
Certaines entreprises s’en sortent très bien, d’autres s’en sortent beaucoup moins bien. Et il y a, à travers toutes ces crises, des phénomènes communs qui me paraissaient importants de pouvoir coucher sur le papier. Donc, j’ai pris du temps puisqu’on était tous confinés, pour écrire un livre, qui reste d’ailleurs parfaitement d’actualité parce que malheureusement, depuis, nous avons eu d’autres crises qui se sont succédées. Et je doute que ce soit la fin.
J.G : Pensez-vous qu’en prenant des risques, on apporte de la valeur ?
Xavier Durand : C’est tout le thème de ce livre. Je pense qu’on n’a jamais rien créé sans prendre de risques. Toutes les grandes réalisations humaines ont été des phénomènes où l’on a appris à maîtriser des choses difficiles qui, par nature, étaient risquées. Prenez l’aviation, les pionniers de l’aviation avaient un taux d’accidents qui était quand même assez spectaculaire.
Quand on a fait du nucléaire, au début, on ne savait pas ce qu’on manipulait. Quand on a fait les grands barrages, des grands ouvrages d’art, il y a eu plein d’erreurs. En fait, on pourrait même dire que le risque, c’est la vie. Le seul moment où vous n’avez plus de risque, c’est quand vous êtes mort. Donc apprendre à prendre des risques et apprendre à maîtriser ces risques, c’est pour moi l’essentiel de la création de valeur de l’humanité.
Donc c’est un thème absolument fondamental.
J.G : Pourquoi avoir fait l’analogie d’un orchestre et en particulier d’un orchestre de jazz face à ces risques ?
Xavier Durand : Alors, la grande problématique de l’humanité, c’est d’essayer de maîtriser ces risques. C’est d’essayer de faire en sorte que de ces événements, à la fois complexes et en même temps qui peuvent être très destructeurs, on apprenne à en tirer les avantages. C’est le musicien qui prend des risques parce qu’il va faire des choses techniquement très difficiles. C’est l’artiste de cirque qui vole sans filet et c’est l’explorateur qui va très loin.
Ce sont ceux qui ont été sur la Lune les premiers.
Alors pourquoi la musique ? Parce que j’ai une histoire personnelle de formation musicale poussée, d’abord vers le classique et ensuite qui a évolué vers le jazz. Et en y réfléchissant, je me suis dit finalement, le musicien est un expert qui prend des risques et je pense que la vraie vie ressemble plus au contexte d’un orchestre de jazz qu’à celui d’un orchestre classique symphonique.
Dans un orchestre symphonique, on réunit des experts. Tous les musiciens sont des experts qui ont passé toute leur vie à étudier leurs instruments et la musique. On les met dans une enceinte confinée, dans une enceinte travaillée, extraordinairement chère et extraordinairement étudié. On fait venir un public de spécialistes ou d’amateurs qui sont des gens qui ont payé très cher leur place, qui sont tous très disciplinés, qui sont tous attentifs.
Ils sont dirigés par un chef d’orchestre qui connaît la partition par cœur et qui contrôle en direct ce que fait chacun des musiciens.
La vraie vie, ce n’est pas ça. Dans un orchestre de jazz, on a aussi ce même contexte. Mais il y a des pizzas qui volent, des musiciens qui sont obligés dans une musique improvisée, donc beaucoup moins écrite que la musique classique, de faire passer une émotion. S’ils ne prennent pas de risques, il n’y a pas d’émotion parce que le public va dire ils sont parfaitement ennuyeux.
Donc c’est en prenant des risques et en inventant en temps réel, en improvisant, à la fois des innovations et en même temps des réponses aux innovations des autres. Et c’est en faisant ça en temps réel, en public, qu’ils vont créer de la valeur et qu’ils vont créer de l’émotion pour le public.
J.G : Qu’est-ce qu’un musicien peut apprendre à un directeur juridique ?
Xavier Durand : Pour moi, le musicien, c’est un expert dans son domaine. Il est expert de son instrument et d’un certain nombre de types de musique. Et le juriste est aussi un expert. C’est un expert qui apporte à l’équipe de management, sa contribution spécifique, mais qui s’inscrit dans un travail d’équipe multidisciplinaire.
Donc, comme dans le jazz, vous avez un bassiste, un batteur, un pianiste. Chacun a son registre et sa fonction, mais c’est le travail d’ensemble qui crée de la valeur. Donc je pense que le musicien a beaucoup à apprendre aux juristes, sur comment collaborer à la résolution d’un problème de l’instant T, dans le cadre de la construction d’une œuvre sur la plus longue durée.
J.G : Comment arrive-t-on à créer une culture de collaboration ainsi que d’improvisation et de partage des responsabilités au sein d’une équipe ?
Xavier Durand : Le livre part de l’idée que toutes ces crises dont on a parlé, finalement, on ne sait pas les prévoir. On peut en théorie les prévoir. Certains avaient écrit que la prochaine pandémie viendrait d’un animal et qu’elle viendrait probablement d’Asie. Mais ça ne vous dit pas quel virus, à quel moment… Ça ne vous dit rien de concret sur ce que vous pouvez faire pour gérer la crise.
Donc en fait, si on ne sait pas prévoir ces crises, on peut mettre en place des mécanismes de contrôle, pour essayer d’éviter qu’elles ne se répètent ou qu’on en amoindrisse les conséquences un fois qu’on les a vécues.
Mais on ne sait pas les prévoir. Et donc la meilleure réponse possible à cette situation de risque, c’est d’avoir des équipes qui sont rompues à la gestion de crise et à l’improvisation constructive de solutions qui fédèrent les compétences disponibles et qui permettent, le plus rapidement possible, de trouver des réponses, les plus adaptées possibles, aux situations de crise que l’on va vivre.
Donc, plutôt que d’essayer de planifier ces crises, il vaut mieux s’entraîner à improviser des réponses et au fur et à mesure qu’on acquiert de l’expérience. Et là encore, l’analogie avec l’orchestre de jazz est très intéressante parce qu’au fur et à mesure que l’on acquiert de l’expérience et qu’on s’entraîne, on va devenir de plus en plus fort dans la vie, dans la gestion de ces crises.
Alors votre question, comment crée-t-on cette culture ?
Je crois qu’il faut d’abord l’avoir en tête, il faut la nommer, il faut la clarifier pour tous. Et puis, il faut surtout montrer l’exemple et la faire vivre dans la réalité. Donc, c’est vraiment un exercice concret de leadership, au sens premier du terme. On définit, on explique, on convainc, on démontre par ses actions, tous les jours, et on entraîne les autres dans cet exercice.
J.G : Dans votre livre, vous abordez le mythe du sauveur. Pourquoi, selon vous, faut-il se méfier de cette figure pourtant si présente dans les films, dans les livres…?
Xavier Durand : Le mythe du sauveur, c’est une espèce de fascination de l’humanité pour le sauveur qui va venir résoudre toutes les questions difficiles auxquelles on est confronté. Donc, vous avez raison, la plupart des films d’Hollywood font appel à un sauveur qui tout à coup, par son intuition, son courage ou sa volonté, va prendre tous les méchants à revers et va sauver le monde.
Ça ne marche pas comme ça dans la vraie vie. Il peut y avoir des gens qui ont des contributions exceptionnelles, temporaires, ponctuelles. La difficulté, c’est que si on leur attribue ensuite la valeur de sauveur, on tombe assez vite dans des dérives de régimes totalitaires, dans les excès de tous les leaders qui, à un moment donné, perdent contact avec la réalité, s’auto-convainquent de leur propre supériorité et finalement finissent par emmener tout le monde dans le mur.
Donc c’est ce phénomène-là qui est dangereux en termes de management. Je conçois le management, un peu à l’inverse, comme celui d’un leader qui est éclairé, qui reste très au contact, très à l’écoute, comme le leader de l’orchestre de jazz. C’est quelqu’un qui est à l’écoute et qui repère ce qui se passe et qui essaye de trouver un subtil équilibre entre la prise de risque et le contrôle des risques.
J.G : Et pour conclure, comment un chef d’orchestre de jazz peut agir pour corriger le contexte ?
Xavier Durand : Le leader de l’orchestre de jazz est celui qui permet à chaque musicien de s’exprimer, de prendre des initiatives, d’emmener peut être l’orchestre . Le soliste emmène l’orchestre sur des rythmes, des séquences, des accords, des choses qui sont un peu au-delà de ce qui est écrit ou conçu au départ. Et c’est le job de tout l’orchestre de l’accompagner dans cette démarche, tout en faisant en sorte qu’on ne perde pas le contrôle.
Et lorsque que l’on a tendance à perdre le contrôle, ce qui peut arriver, la subtilité, c’est de simplifier, c’est de ramener aux questions essentielles, c’est d’enlever du bruit et de ramener tout le monde à la base, pour pouvoir reprendre le contrôle.
Et si on le fait bien, le public ne s’en aperçoit même pas. Les musiciens le savent parce qu’ils vivent ces moments de tension. Vous avez vu des musiciens de jazz qui suent à grosses gouttes. Pourquoi ? Parce qu’ils sont, à la fois, en train de créer, en train d’écouter. Tout le monde est en train d’essayer d’anticiper sur ce qui va bien pouvoir se passer. Donc, c’est un travail de concentration extrême et donc il y a énormément de création de valeur qui se fait à l’instant T dans ce travail collectif.
Interview de Julie Guénard, Général Manager de l’Agora des Directeurs Juridiques et Compliance.