De MacGyver à Game of Thrones, redécouvrez les fondamentaux du management
Dans ce rendez-vous de l’Agora des Directeurs Juridiques, Benoît Meyronin, DG de KORUS Consulting explore une nouvelle manière d’aborder le management à travers le prisme des séries télévisées.
Enseignant à l’École de management de Grenoble, pionnier du « Management par le care », il utilise dans ses cours et conférences, des séries TV pour amener les managers à réfléchir autrement sur leurs pratiques, enrichir notre vision du leadership et répondre aux grands défis des organisations modernes.
À travers son livre De MacGyver à Game of Thrones, redécouvrez les fondamentaux du management à travers le prisme décalé – mais exigeant – des séries TV ! (Ed Dunod), il aborde quelques dimensions essentielles du management au travers de quelques paraboles.
Et si les séries télévisées pouvaient nous apprendre à mieux manager ?
Julie Guénard : Est-ce que vous pourriez revenir sur votre parcours et ce qui vous a amené à écrire ce livre ?
Benoît Meyronin : J’ai une activité entrepreneuriale en dirigeant un cabinet de conseil où je consacre quatre jours par semaine. Parallèlement, je suis professeur permanent depuis une vingtaine d’années à l’École de management de Grenoble, où j’investis environ 20 % de mon temps. Dans ce cadre, avec Benoît Aubert, nous avons souhaité rassembler plusieurs auteurs autour de l’idée de traiter le management différemment.
Nous enseignons souvent le management à travers des métaphores bien connues : faire venir un gendarme du GIGN, un chef d’orchestre, un coach sportif… J’avoue en avoir un petit peu marre de ces métaphores répétées et, selon moi, la fiction représente un moyen percutant d’amener les managers à réfléchir autrement sur leurs pratiques.
Le sociologue Howard Saul Becker, un grand nom dans le domaine, a ouvert cette voie en suggérant que la littérature et les arts peuvent être des perspectives intéressantes pour aborder la société. En ce sens, les fictions télévisées, en tant que forme d’art, offrent un support pédagogique unique. Enseigner le management est compliqué, et ces extraits de séries permettent de recréer des situations proches de la réalité managériale, suscitant des échanges au sein d’un groupe. Cette méthode révèle divers points de vue et permet, à la fin de l’exercice, de présenter la perspective « experte » du professeur, qui pourra alors être déconstruite et reconstruite avec les participants.
Ce procédé s’avère particulièrement efficace pour atteindre un public de tout âge, y compris les jeunes !
Benoît Meyronin : Le format est accessible, souvent drôle, et permet de désamorcer des sujets difficiles. Par exemple, si l’on souhaite aborder des thèmes délicats comme la confiance ou la reconnaissance en management, cela peut sembler ardu. Cependant, grâce à une séquence de Mad Men, le sujet peut être introduit facilement et naturellement, facilitant ainsi l’expression de chacun autour de questions souvent complexes. Cela permet en fait de dénouer les langues, de permettre aux gens de s’exprimer sur un sujet qui est un serpent de mer, et qui n’est pas forcément aisé à appréhender.
Le management évolue constamment. À votre avis, quel rôle jouent l’émotionnel et l’irrationnel dans le leadership d’aujourd’hui ?
Benoît Meyronin : Aujourd’hui, on a tendance à opposer l’intelligence artificielle, avec son approche rationnelle et analytique, à ce qui nous reste en propre : la part émotionnelle de l’humain. Cette dichotomie peut être troublante, car de nombreux scientifiques, neurologues et experts en sciences de l’information affirment que, demain, la technologie pourrait non seulement développer une forme de conscience, mais aussi accéder à une certaine forme d’émotion.
Cela remet en question ce qui nous resterait en propre. Il a longtemps été perçu que l’émotion n’a pas sa place au travail. Cela amène à s’interroger sur la porosité que l’on a voulu ériger entre vie personnelle et vie professionnelle.
Par exemple, si la veille vous avez eu un différend au sein de votre couple, il n’est pas toujours facile d’arriver au travail l’esprit serein. Inversement, vivre une situation conflictuelle au travail rend difficile le retour chez soi comme si de rien n’était. Cette frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est donc complexe et, selon moi, sujette à débat.
D’ailleurs, une grande sociologue enseignant à Berkeley, Arlie Russell Hochschild, a développé le concept de “travail émotionnel”, démontrant que, tant dans la sphère privée que professionnelle, nous effectuons, consciemment ou non, un effort pour gérer nos émotions dans des situations conflictuelles. Par exemple, en rentrant chez soi, on masque souvent le stress ou les émotions négatives de la journée pour être pleinement présent pour sa famille.
Ainsi, cette dimension émotionnelle, que l’on n’osait pas autrefois exprimer au travail, devient de plus en plus reconnue. On travaille aujourd’hui davantage sur l’intelligence émotionnelle, un sujet mieux balisé et davantage assumé, même s’il persiste encore en France des réticences à pleinement l’intégrer.
Je constate que, malgré les progrès, il reste des obstacles à l’acceptation de cette dimension émotionnelle dans le management en France.
Vous évoquiez Mad Men. Cette série montre des leaders qui attirent les talents mais peinent à les valoriser. Comment peut-on valoriser correctement nos talents au sein de nos équipes ?
Benoît Meyronin : C’est vrai que Mad Men est une série qui montre déjà un talent. En fait, le personnage principal Don Draper a parmi ses talents celui de savoir effectivement attirer des gens extrêmement talentueux. Mais il a un problème, c’est qu’il ne sait pas les retenir. Et donc ça pose une question pas si simple en management, à la fois de se dire que le rôle d’un leader, à mon sens, c’est de bien s’entourer parce qu’il n’a pas vocation à avoir toutes les réponses. Et donc, savoir bien s’entourer, c’est savoir fidéliser, du moins un certain temps.
Mais c’est aussi savoir prendre de la distance et les laisser peut être aussi s’évaporer à un moment donné par rapport à leur propre trajectoire de vie personnelle et professionnelle. Il faut donc savoir s’en détacher et se dire qu’ils vont pouvoir prendre une autre trajectoire, grâce à nous aussi, parce qu’on a fait un bout de chemin ensemble.
Cela passe peut-être aussi par la reconnaissance au travail qui est un enjeu clé. Comment aborder cette reconnaissance ?
Benoît Meyronin : La reconnaissance est un des gros serpents de mer du management. La série Mad Men en est un exemple fascinant à cet égard : tous les personnages, à commencer par Don Draper, témoignent d’un besoin immense de reconnaissance.
En prenant du recul et un regard philosophique, on voit que cette série aborde en profondeur le thème de la reconnaissance. À travers le personnage de Don Draper, on se demande : quel est son besoin réel ? Qu’attend-il fondamentalement de ses patrons ?
Une scène en particulier que j’aime bien, montre l’écart entre ce que son patron imagine de lui, en projetant ses propres motivations sur Draper, et les attentes réelles de ce dernier. On voit alors que le patron se trompe, car Don Draper n’est pas motivé par les mêmes ressorts. Cela nous amène à nous dire : prenons de la distance, faisons preuve d’humilité, et cherchons à comprendre ce dont chaque membre de l’équipe a besoin, tout en commençant par nous interroger, en tant que managers, sur nos propres attentes.
Cela demande beaucoup d’écoute, de lecture, et surtout de ne pas présumer ce que les autres attendent. Cela passe aussi par le fait de poser directement la question : “De quoi as-tu besoin ? Qu’attends-tu de ma part ?”
Peut-on aussi mentionner la série The Young Pope qui illustre aussi l’importance d’éviter les suppositions ; par exemple sur l’incompétence présumée des jeunes. Quelle place accordez-vous aux jeunes talents dans vos organisations, et comment favorisez-vous leur développement, alors qu‘ils cherchent aujourd’hui davantage de sens dans leur travail ?
Benoît Meyronin : Vous avez raison, le sens est crucial. Dans mon approche du “Care”, c’est-à-dire de l’attention portée aux autres, cinq besoins principaux émergent, et au centre, il y a le sens. La série The Young Pope est intéressante car elle repose, dans sa première saison, sur une énorme erreur : on suppose que le jeune pape sera incompétent, influençable et malléable, simplement parce qu’il est jeune. Puis, comme il est jeune, et c’est aussi pour ça qu’on l’a finalement élu, on pense qu’il modernisera une institution vieillissante.
Or, on découvre rapidement que ce jeune pape est loin d’être manipulable : il est très lucide sur les rapports de force autour de lui. Et paradoxalement, il n’est pas du tout moderne, mais plutôt réactionnaire. Et donc, au fond, c’est un plantage sur toute la ligne. Cette erreur repose sur l’hypothèse que son âge définissait ses compétences et traits de caractère.
Sur le plan de l’autorité et du leadership, les perceptions varient. Pensez-vous que l’autorité traditionnelle a encore une place pertinente dans les organisations actuelles ?
Benoît Meyronin : C’est un sujet complexe en entreprise. Étymologiquement, “faire autorité” signifie faire grandir les autres. Être manager implique d’être suivi et reconnu dans la mesure où l’on aide les autres à se développer. Si vous ne leur apportez pas de la valeur ajoutée dans leur parcours, et si rapidement, ils se rendent compte que non seulement vous n’êtes pas en capacité de leur apporter quelque chose, et que vous représentez une autorité “à l’ancienne”, cela ne fonctionne pas. Néanmoins, même les jeunes collaborateurs ressentent parfois le besoin d’une figure d’autorité, pour fournir un cadre solide et fiable.
Je parlerais plus parler de “courage managérial” : il s’agit d’oser recadrer des comportements inappropriés, d’incarner l’équité, et d’être garant du cadre fixé. Cela répond à un besoin réel, en particulier chez les jeunes, de se sentir à la fois encadrés et accompagnés dans leur croissance.
Je pense que nos jeunes collaborateurs ont besoin d’une autorité qui les fasse grandir tout en les protégeant lorsqu’on leur donne une marge de manœuvre. Cela signifie qu’il faut être présent pour les soutenir et, si besoin, rectifier la trajectoire avec eux. Et donc, être courageux à leurs côtés.
Revenons à Mad Men, qui illustre bien l’équilibre délicat entre règle et exception. On s’adresse aujourd’hui à des directeurs juridiques qui ont un cadre légal à respecter. Comment gérer cet équilibre dans des situations complexes, surtout lorsqu’on doit se conformer à un cadre légal ?
Benoît Meyronin : C’est bien en lien avec le courage managérial. Dans ce cadre, il faut évidemment respecter certaines règles, mais le droit, comme toute institution, repose aussi sur la notion d’exception.
Le droit est sujet à interprétation, ce que l’on appelle la jurisprudence. Le leadership, de la même manière, consiste à être garant de certaines règles indispensables à la pérennité économique et collective de l’entreprise, tout en ayant la capacité de relâcher légèrement la bride et permettre des exceptions, sans pour autant créer des inégalités.
Parce que ça pose la question de l’équité vis-à-vis des autres. Donc, c’est une espèce de réglage fin à chaque fois, de quête d’équilibre de la nuance entre eux pour ne pas les perdre et les attirer.
Alors, comment offrir la liberté nécessaire sans créer de privilégiés ? Cela implique d’assurer un sentiment d’équité, essentiel pour maintenir la confiance des équipes. Comme en droit, il s’agit d’une recherche constante de l’interprétation juste. Il y a un besoin fondamental de nos collaborateurs, du sentiment de justice d’être traités finalement de la manière que les autres.
Je suis aussi critique envers l’idée de “talent” ; je pense que tout collaborateur a un talent, et si ce n’est pas le cas, cela questionne notre processus de recrutement et d’accompagnement.
Puisqu’on parle de séries, on aborde aussi la question de l’image. Pour conclure cette interview, avez-vous des recommandations pour aider les directions juridiques à mieux gérer leur image ? Ces services sont souvent perçus comme un centre de coûts, alors qu’en réalité, ils neutralisent de nombreux risques potentiellement très coûteux. Quels conseils donneriez-vous à ce sujet ?
Benoît Meyronin : Plutôt que des conseils, ce serait peut-être prétentieux, je parlerais plutôt de convictions. En effet, comme pour de nombreuses fonctions support dans les organisations, les directions juridiques peuvent être perçues comme un poste de coûts. À mon sens, au lieu de réagir par de grandes déclarations ou de l’amertume, il est essentiel d’adopter une posture combative et pédagogique. Il faut démontrer concrètement, exemples à l’appui, comment elles évitent à l’entreprise des pertes financières considérables, voire la mise en cause de dirigeants. En somme, montrer qu’elles protègent l’entreprise, qu’elles rappellent les règles et aident à la prise de décision en alertant sur les risques encourus.
Ensuite, il est aussi question de servir ceux qui sont au cœur de l’activité, ce qui nécessite humilité, expertise, et une posture de conseil. Beaucoup de juristes sont d’anciens avocats, ce qui leur permet d’apporter une approche de consultant au sein de l’organisation, en travaillant aussi régulièrement avec des cabinets d’avocats.
Enfin, pour réellement valoriser cette fonction, il est important de s’appuyer sur des indicateurs concrets (KPI), des cas précis et de faire preuve de pédagogie. Avec cette posture servicielle et un travail de valorisation finale, les directions juridiques peuvent pleinement répondre à cet objectif.
Interview réalisée par Julie Guénard, General Manager de l’Agora des Directeurs Juridiques et de la Compliance