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Les lois anti-corruption internationales utilisées comme armes de guerre économique contre nos entreprises

« Je m’appelle Frédéric Pierucci, ancien patron d’une des filiales d’Alstom. Après avoir été contraint au silence, j’ai décidé de révéler les dessous d’un thriller à 12 milliards de dollars explique l’auteur du livre « Le Piège américain ».

Rendu célèbre par son arrestation à New York par le FBI dans l’affaire Alstom aux États-Unis, Frédéric PIERUCCI revient à la fois sur sa tragédie personnelle et plus largement sur la guerre économique souterraine que mène les Américains et sur la manière dont les entreprises françaises sont traitées lors de leurs enquêtes de corruption.

En avril 2013, j’ai été arrêté par le FBI pour une affaire de corruption. Je n’ai pas touché un centime, mais les autorités américaines m’ont emprisonné pendant plus de deux ans. Un véritable chantage pour obliger Alstom à payer une gigantesque amende et à se vendre à General Electric, son grand concurrent américain.

Mon histoire illustre la guerre secrète que les États-Unis livrent à l’Europe en détournant le droit et la morale pour les utiliser comme des armes économiques. L’une après l’autre, nos plus grandes sociétés (Alcatel, Total, Société Générale, etc.) sont déstabilisées. Et ce n’est qu’un début… »

Aujourd’hui fondateur d’IKARIAN, un cabinet de conseil en stratégie et en management des risques liés à la conformité*, Frédéric Pierucci soulève des questions légitimes sur l’extraterritorialité des lois américaines et donne ses conseils aux entreprises françaises – afin qu’elles soient en conformité en matière de compliance anti-corruption et non plus piégées par la justice américaine – mais également aux dirigeants et managers avant qu’ils ne deviennent des « taupes » du FBI.

Julien Merali : Pour commencer l’histoire, en avril 2013, vous descendez de l’avion, à JFK, à New York et là, la police vous arrête. On imagine que vous ne vous y attendiez pas. Comment justifient-ils votre arrestation ?

Frédéric Pierucci : Lorsque je suis arrêté à la descente d’avion, je ne sais pas pourquoi je suis arrêté. Les personnes qui m’arrêtent ne savent pas pourquoi elles m’arrêtent et m’amènent au siège du FBI à Manhattan. Et là, je me retrouve dans une pièce fermée, attaché au mur avec des menottes et avec deux personnes dans la salle : le procureur du Département de la justice (DOJ), qui est le ministère de la Justice américain qui enquête sur Alstom depuis plus de trois ans pour des faits de corruption, et l’agent du FBI, qui est le bras armé du département de la Justice et qui réalise l’enquête. 

Et là, on me dit la chose suivante : « monsieur Pierucci, vous êtes en état d’arrestation parce que votre entreprise est sous enquête américaine depuis plus de trois ans et votre entreprise a décidé de ne pas coopérer avec la justice américaine.

Et donc, nous avons perdu patience et nous avons décidé de vous arrêter pour mettre la pression sur le PDG d’Alstom afin qu’il coopère enfin avec la justice américaine. Vous avez été mis en examen six mois plus tôt, en novembre 2012. Mais parce que vous êtes Français et que la France n’extrade pas ses ressortissants, votre mise en examen a été gardée sous scellés. »

Ils font ça de manière habituelle pour les ressortissants de pays qui n’extradent pas leurs ressortissants, afin que ces personnes ne se réfugient pas dans leur pays. 

Julien Merali : Donc vous êtes un otage, quelque part économique, et on vous propose deux solutions…

Frédéric Pierucci : Très vite, on me dit : « soit on vous libère et vous jouez la taupe pour le compte du FBI à l’intérieur d’Alstom parce que nous avons besoin de plus d’informations sur les niveaux hiérarchiques supérieurs du groupe, et sur ces faits de corruption. Soit vous décidez de ne pas jouer la taupe, vous allez en prison et vous avez le choix d’appeler votre société pour avoir droit à un avocat « .

Donc ce qui est intéressant, c’est que vous êtes arrêté alors que vous n’avez pas de copie de votre mise en examen, vous ne savez pas où en est l’enquête. Donc vous n’avez pas pu prendre d’avocat pour essayer de vous défendre. Dans la procédure judiciaire américaine, vous arrivez déjà aux trois quarts de la procédure au moment de l’arrestation, ce qui est tout à fait inhabituel.

Julien Merali : Et là, quelle décision prenez-vous ?

Frédéric Pierucci : Alors j’ai pris la décision d’appeler mon entreprise. C’était la procédure interne que nous avions à Alstom, qui était très peu usitée, mais qui est de dire si jamais il y a un problème, vous appelez le directeur juridique de l’entreprise. Ce que j’ai fait.

Mais en appelant le directeur juridique de l’entreprise, je me coupais la possibilité de jouer la taupe au sein d’Alstom.

Donc après, c’est un choix cornélien que vous devez prendre rapidement. En fait, il est minuit, c’est un dimanche soir. Soit vous êtes une taupe pour le FBI à l’intérieur d’Alstom et ils vous relâchent. Et dans ce cas, vous pouvez aller à votre meeting à 8 h du matin dans le Connecticut.

Soit vous passez la nuit en prison. Ce que j’ai fait.

Julien Merali : Qu’est-ce qui justifie votre arrestation ?

Frédéric Pierucci : En fait, il faut reprendre la stratégie du groupe Alstom au début des années 2010. La stratégie du groupe Alstom, sur la partie construction de centrales électriques, qui représentait à peu près 50 % du groupe, était de devenir numéro un mondial alors que nous étions numéro trois. Devant nous, il y avait General Electric (GE), entreprise américaine et Siemens, entreprise allemande. Et donc, pour devenir numéro un, nous avions décidé de nous « marier » avec des Chinois.

Et avant de se marier, on avait décidé de se fiancer. On avait décidé de fusionner la division que je dirigeais avec la division équivalente de notre partenaire chinois et de mettre le siège à Singapour. Si ces première fiançailles marchaient bien, on faisait un mariage plus important. 

Bien évidemment, les États-Unis n’ont pas accepté ce « deal » entre la France et la Chine, parce que la production d’électricité est extrêmement stratégique.

Lorsque vous construisez des centrales électriques dans un pays, vous créent un lien de dépendance pendant 20, 30, 50 ans entre le fabricant et ce pays-là. Donc cette fusion entre Alstom et les Chinois, aurait permis à Alstom d’avoir à peu près des équipements dans 50% de toutes les centrales dans le monde, ce qui était énorme.

Et donc, en m’arrêtant, ils ont fait d’une pierre deux coups. Ils ont forcé Alstom à coopérer et au bout du compte à se vendre à General Electric. Et en même temps, ils ont tué les velléités de rapprochement entre Alstom et ce partenaire.

Julien Merali : Quel est alors le comportement d’Alstom ? Est-ce qu’ils vous mettent une armée d’avocats pour vous sortir de là ? 

Frédéric Pierucci : Alors Alstom me dit qu’ils vont m’envoyer un avocat pour me défendre. Et ils m’envoient, en fait, un représentant d’un petit cabinet d’avocats dans le Connecticut, au lieu de m’envoyer un des grands cabinets d’avocats américains, spécialiste de cette question du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act). 

Donc je me retrouve avec un avocat qui ne connaît pas cette loi américaine parce qu’elle n’a jamais été appliquée dans l’Etat où il exerce. Dans le Connecticut, il y a jamais eu une personne physique qui a été poursuivie pour avoir enfreint cette loi américaine, qui date de 1977. 

Et je m’aperçois surtout qu’il est payé par le cabinet d’avocats qui défend Alstom dans la même procédure, donc avec un énorme conflit d’intérêts. Bien évidemment, parce qu’à partir du moment où vous êtes arrêté, votre intérêt est très différent de l’intérêt de l’entreprise.

Julien Merali : Et vous apprenez en prison, en regardant la télévision, que d’autres personnes ont accepté de jouer la taupe pour le FBI ?

Frédéric Pierucci : Oui, je me suis aperçu, au fur et à mesure des semaines que je passais en prison, où je posais de plus en plus de questions, j’ai compris que certains de mes collègues avaient effectivement accepté de jouer la taupe à l’intérieur d’Alstom, pour le compte du FBI.

Alors j’ai eu accès à ce qu’on appelle le Discovery. C’est l’ensemble des documents collectés par le FBI et le Département de justice contre Alstom. Car pour me défendre, ils ont un moment été obligés de me donner ces informations. Et là, j’ai pu écouter les enregistrements réalisés par mes collègues, qui avaient accepté de jouer la taupe pour le compte du FBI. Donc là, j’ai vu qu’il y avait certains de mes collègues qui avaient fait ça pendant plus de trois ans.

Donc ça veut dire que pendant plus de trois ans, vous allez au bureau avec un micro autour du cou. Vous enregistrez vos collègues, vous les poussez à s’auto-incriminer et le soir, en rentrant à la maison, avant de dire bonjour à madame, vous passez une demi-heure avec un agent du FBI pour vous débriefer sur ce que vous avez enregistré.

Donc ce n’est pas une vie simple non plus d’être une taupe pour le FBI à l’intérieur d’une entreprise. 

Et ce qui est intéressant de voir, c’est que dans tous les cas où les entreprises françaises et européennes ont été sanctionnées dans le cadre de cette loi, il y a eu des taupes qui travaillaient pour le FBI à l’intérieur de ces entreprises. Alstom n’est pas un cas unique.

Julien Merali : Qu’est-ce-qui a été reproché très concrètement à Alstom ?

Frédéric Pierucci : Alstom avait mis en place un système de corruption dans certains pays, qui était coordonné au niveau du siège. Alstom a fini par plaider coupable d’avoir mis en place ce système de corruption où des départements juridiques, de la direction générale, etc, mettaient en place des paiements de pots de vin via des agents, des intermédiaires commerciaux. Tout cela était organisé à partir du siège. 

Mais ces personnes-là n’ont jamais été inquiétées pour les faits reprochés. Ils s’en sont sortis en vendant la boîte à General Electric et en n’étant pas poursuivis par les autorités américaines.

Julien Merali : Le jour où General Electric rachète Alstom, vous sortez de prison ?

Frédéric Pierucci : En fait, ils m’ont gardé en prison jusqu’à ce que le gouvernement français accepte de vendre Alstom. 

J’avais accepté de plaider coupable parce que lorsque j’étais en prison, après quatre mois et demi de prison de haute sécurité, ils m’avaient dit :  » soit vous plaidez coupable et on vous libère au bout de six mois, soit vous décidez d’aller au procès et vous allez perdre ce procès. Et avant d’aller au procès, vous allez passer trois ans en prison de haute sécurité « .

Donc, comme 97 % des personnes mises en examen aux États-Unis, j’ai plaidé coupable. Ce qu’il faut voir aux États-Unis, c’est qu’il n’y a plus de procès. Le bâton est tellement fort, tellement gros si vous risquez d’aller au procès que toutes les personnes préfèrent plaider coupable et accepter une peine moindre plutôt que de prendre ce risque.

Donc le problème, c’est que je n’ai pas été libéré au bout de six mois et ils m’ont gardé en prison de haute sécurité jusqu’à ce que le gouvernement français accepte de vendre Alstom.

Julien Merali : Comment expliquez-vous que le gouvernement français accepte de vendre Alstom à General Electric, avec la vague d’indignation que cela a suscité ? On peut retrouver des extraits quand Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, s’exprime, et on sent qu’il est très en colère sur l’impression qu’on est en train de découper l’économie française, que l’on perd un fleuron national. Comment peut-on expliquer ces deux versions-là ?

Frédéric Pierucci : C’est un peu difficile pour moi d’expliquer ce qui s’est passé à Paris. J’étais en prison, je n’étais pas au cœur de l’action. Mais c’est vrai qu’Arnaud Montebourg en parle beaucoup mieux que moi. En fait, il explique qu’il a eu très peu de soutien au niveau de l’État, au niveau du Président de la République, au niveau des ministres et du Premier Ministre, pour essayer de sauver Alstom.

Lui, je pense est conscient depuis le début qu’il y a un lien entre l’affaire de corruption qui est en train d’être traitée aux États-Unis et le rachat d’Alstom. 

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que General Electric a racheté cinq entreprises de la même manière. Il y a une cible d’acquisition et le département de la Justice ouvre des poursuites contre ces entreprises pour des faits de corruption. Le PDG vend sa société à General Electric à bas prix et le PDG ne va pas en prison. Et Alstom est la cinquième entreprise qui est rachetée de cette manière.

Julien Merali : Alors, il faut bien préciser que vous avez été licencié d’Alstom pendant que vous étiez en prison.

Frédéric Pierucci : En fait, j’ai été licencié pour abandon de poste, alors que j’étais en prison de haute sécurité. Donc j’ai essayé ensuite de faire valoir cela aux Prud’hommes à Nanterre. Cela fait dix ans que je suis aux Prud’hommes.

Là, j’ai gagné en première instance, après dix ans de procédure. On repart en appel. Donc je pense que je m’en sortirai avec treize ou quatorze ans de Prud’hommes. 

Julien Merali : Est-ce que l’on peut revenir sur l’origine de cette loi du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) qui est encore utilisée aujourd’hui ?

Frédéric Pierucci : Les États-Unis ont promulgué cette loi en 1977, suite au scandale de Lockheed Martin. Ils fabriquent les avions de chasse américains et  il y a eu un énorme scandale où Lockheed Martin a dû avouer qu’ils payaient des pots de vin un peu partout dans le monde, pour vendre leurs avions de chasse, notamment contre nos mirages.

Et donc, on est sous Carter, juste après le Watergate, et il promulgue cette loi qui interdit aux entreprises américaines de payer des pots de vin à l’étranger, à des agents publics, pour remporter des contrats. 

Les entreprises américaines réagissent très mal à cette loi parce que leurs grands concurrents, les Européens, les Japonais, continuent de payer des pots de vin et font, entre guillemets, blanchir leurs pots de vin via leur ministère des Finances, qui les déduit comme frais exceptionnels, pour réduire leur impôt sur les sociétés.

En France, je vous rappelle que jusqu’à l’an 2000, les entreprises allaient au guichet de Bercy pour déclarer leurs pots de vin pour qu’ils soient déductibles.

Donc les entreprises américaines se trouvent en asymétrie de concurrence et font pression sur le gouvernement américain pour que cette loi ne s’applique pas. Et ce que l’on voit, c’est qu’entre 1977 et le début des années 2000, la loi ne s’applique pas, Il n’y a quasiment aucune condamnation d’entreprises américaines.

Et les Américains décident de changer leur loi en 98, pour la rendre extraterritoriale. Cela veut dire que la loi s’applique désormais à toutes les entreprises dans le monde, à partir du moment où il y a rattachement territorial, même minime, avec le territoire américain.

Julien Merali : 75 % des entreprises qui payent une amende au titre de cette loi ne sont pas des entreprises américaines. Et dans ces 75 %, 80 % sont des entreprises européennes. Cette loi est-elle juste une arme de guerre économique ?

Frédéric Pierucci : Ce que l’on voit, c’est qu’à partir du moment où ils l’ont rendue extraterritoriale, ils ont commencé à cibler principalement leurs grands concurrents. Et leurs concurrents, à l’époque des années 2000, étaient principalement des entreprises européennes et japonaises. Donc ils ont d’abord ciblé les Français, les Allemands, les Anglais, les Italiens, les Suisses, les Norvégiens, les Japonais, etc. Et effectivement, on se rend compte qu’il y a eu un accroissement exponentiel des amendes à partir de l’an 2000.

En 2005, il collecte à peu près 10 millions de dollars d’amende. Dans les dernières années, c’était jusqu’à 6 milliards de dollars d’amendes qui sont effectivement aux trois quarts payées par des entreprises non américaines, dont les gros deux tiers sont des entreprises européennes.

Julien Merali : Alors, vous expliquez que, finalement, ces amendes peuvent mettre des entreprises à terre et que celles-ci n’ont le choix que d’être rachetées par des entreprises américaines qui arrivent comme le messie…

Frédéric Pierucci : En fait, on se rend compte qu’il y a un coût extraordinaire sur les entreprises. D’abord, il y a le coût de l’amende et en général, l’amende est décidée par le procureur.

Les procureurs mettent l’amende pour ne pas tuer l’entreprise mais lui faire suffisamment de mal pour qu’elle ait beaucoup de difficultés à continuer.

Et ensuite, vous avez le coût de votre défense qui est quasiment le montant de l’amende. Un exemple, Siemens, c’est 800 millions de dollars d’amende et 1 milliard de frais d’avocat et d’enquête et de mise en conformité de l’entreprise derrière. Donc c’est énorme. 

En plus de cela, pendant la période d’enquête, toutes vos données commerciales, de recherche… sont ponctionnées et sont envoyées aux États-Unis.

Et donc ça a un coût énorme, bien sûr. Et ce que l’’on voit effectivement, c’est que souvent les entreprises sont ensuite affaiblies, rachetées. On l’a vu le cas d’Alstom.

Julien Merali : Quels sont les risques pour des entreprises stratégiques françaises, comme Alstom, mais aussi d’autres entreprises européennes, face aux États-Unis ?

Frédéric Pierucci : Les risques sont énormes. C’est le risque de perdre le contrôle de son entreprise. Les Américains ont commencé par cibler les entreprises effectivement stratégiques, à commencer par l’énergie, les télécoms, l’aéronautique, le secteur bancaire. 

Et ce qui est intéressant de voir, outre l’extraterritorialité du droit américain où ils peuvent poursuivre des entreprises européennes à partir de ce rattachement territorial, même minime, c’est qu’il y a d’autres canaux de rattachement. 

Le premier canal, c’est l’utilisation du dollar et du système financier américain. Quand vous faites un contrat entre la France et l’Allemagne en dollars, le contrat est sous la loi américaine parce que vous utilisez le dollar. 

Et le deuxième, c’est le numérique. Si vous utilisez des outils numériques qui sont américains, vous êtes sous la loi américaine. Par exemple, vous envoyez un email entre la France et l’Allemagne, qui transite par des serveurs aux États-Unis, le contrat sous-jacent à votre email est sous la loi américaine. Et ce n’est pas de la politique fiction. Ils ont condamné des entreprises européennes simplement sur la base d’emails échangés qui avaient transité par des serveurs aux États-Unis.

Julien Merali : Donc cela veut dire qu’une entreprise française qui envoie un mail à une entreprise allemande par des serveurs situés aux États-Unis et qui prouve une corruption sur le territoire européen, donc qui ne prouve pas de corruption sur les États-Unis, on tombe sous le coup de la loi ?

Frédéric Pierucci : Oui, ils ont fait ça entre la Hongrie et le Monténégro : 50 millions de dollars d’amende. Magyar Telekom avait fait de la corruption au Monténégro en euros, parce qu’il y avait eu deux emails qui avaient transité aux États-Unis.

Julien Merali : Donc attention à ce que l’on écrit dans les mails ?

Frédéric Pierucci : Oui et non.Il faut surtout sensibiliser les DSI à utiliser des outils souverains quand c’est possible, ou en tout cas, pour les discussions stratégiques.

Julien Merali : Finalement, ce ne sont pas que les Chinois, ennemis de l’économie européenne. Est-ce qu’on a des solutions françaises ou européennes pour faire face aux solutions de ces géants américains utilisées dans toutes les entreprises françaises ?

Frédéric Pierucci : Déjà au niveau des lois, on a quand même réagi en France, en créant la loi Sapin 2 qui protège une entreprise française de cette extraterritorialité. 

Comment protéger les entreprises françaises ? On les protège sur le futur en leur imposant de mettre en place des programmes de compétences anticorruption. Donc ça, c’est ce que nous faisons chez Ikarian. On aide des entreprises à se mettre en conformité avec la loi Sapin 2 qui les protège sur le futur. 

Et comment on les protège sur le passé, sur les cadavres qu’ils pourraient avoir ? On a créé en France un outil qui s’appelle la Convention judiciaire d’intérêt public, qui permet aux entreprises françaises d’aller faire leur mea culpa auprès du parquet national financier, avouant les faits passés de corruption. En échange de quoi, il n’y a pas de condamnation pénale d’une entreprise. Ils payent une amende et ils se rachètent une virginité en faisant ça.

Donc, cela permet aux entreprises françaises de ne plus être sous la coupe des risques de la loi d’extraterritorialité américaine, sur la partie anti-corruption. 

Après sur l’autre volet du numérique, vous ne pouvez pas dire à des DSI de ne pas utiliser Microsoft ou Google bien sûr. Par contre, vous pouvez leur dire plusieurs choses : vos données sensibles, vos données stratégiques, ne les mettez pas sur des serveurs, sur les clouds américains. Trouvez dans votre système informatique, où sont les données sensibles. En général, ça représente 1 % du SI, ça ne représente pas beaucoup. Et mettez-les sur des sociétés françaises qui sont sécurisées et souveraines.

Même chose pour les communications. Est-ce que c’est important de faire son Comex sur Zoom ? Il y a peut-être d’autres alternatives à Zoom pour faire son Comex. Donc il y a tout un tas d’outils en France et en Europe qui sont disponibles et sous-utilisés. Il y a des plateformes françaises qui peuvent très bien le faire.

Julien Merali : Est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui les DSI, les RSSI, bien qu’en ayant conscience, utilisent assez leur force de proposition pour aller trouver des nouvelles solutions ? Et n’importe quel DSI, RSSI peut-il aller demain dans son entreprise avec votre livre et dire : voilà à quoi on est soumis ?

Frédéric Pierucci : C’est pour ça que je passe beaucoup de temps avec les DSI, parce que vous êtes en fait le maillon soit fort, soit faible, de l’entreprise. Parce que c’est par les DSI que tout passe. Donc il y a effectivement un grand besoin de sensibiliser les DSI sur ce sujet-là, de les convaincre du risque et d’essayer de convaincre leurs patrons surtout s’ils ne sont pas convaincus.

Ce dont on s’aperçoit, c’est que si le patron est convaincu, en général, il fait en sorte que le DSI ait un budget un peu plus important et où on lui accorde de prendre des services un peu dégradés mais souverains pour remplir des fonctions que rempliraient des services américains. Mais encore faut-il cette sensibilisation du patron de l’entreprise et ensuite du DSI ou vice versa.

Je pense que le DSI peut être force de proposition là-dessus. Parce que s’il y a bien une fonction qui devrait être sensibilisée à ça, suite à l’affaire Snowden, c’est bien les DSI. Mais j’ai l’impression que beaucoup de gens ont oublié les révélations de Snowden.

Julien Merali : Pour finir, est-ce que vous êtes plutôt fataliste et que des entreprises resteront soumises à ce droit américain ou est-ce que vous pensez qu’à un moment donné, on va arriver en Europe, à n’utiliser, en tout cas pour les sujets très sensibles, que des solutions souveraines ?

Frédéric Pierucci : Non, je suis optimiste. Je pense que l’affaire Alstom a été le déclencheur. Après l’affaire Alstom, on a quand même pris conscience que ces lois américaines s’appliquaient principalement aux entreprises européennes et qu’il y avait des velléités de guerre économique derrière tout ça. Donc, c’est pour cela que l’on a créé la loi Sapin 2 après l’affaire Alstom. L’affaire Snowden aussi a été un révélateur.

Après avoir payé 15 milliards de dollars au Trésor américain, puis après avoir eu un quart des entreprises du CAC 40 condamnées par les États-Unis pour des faits de corruption, je pense que maintenant on n’est plus à l’état de naïveté. On a compris comment ça se passait. Maintenant, il faut mettre en œuvre une politique d’intelligence économique au niveau de la France pour préserver nos intérêts nationaux sur ces sujets-là.

Interview de Julien Merali, Directeur du Pôle IT d’Agora Managers Groupe.

IKARIAN assiste et conseille en France et dans le monde, les entreprises, leur conseil d’administration et leurs dirigeants, sur les défis qu’ils doivent relever pour se conformer à leurs obligations légales et réglementaires en matière de :

  • Lois et normes anticorruption (Foreign Corrupt Practices Act américain, UK Bribery Act, loi Sapin II, norme ISO 37001, etc.) ;
  • Prévention des atteintes au contrôle des exportations (Export control, respect des embargos et sanctions économiques, règles d’exportation des biens sensibles) ;
  • Droits de l’homme et respect de l’environnement (Devoir de vigilance et RSE) ;
  • Prévention des atteintes au droit de la concurrence (Antitrust, ententes illégales, respect des règles de concurrence, contrôle des fusions et aides d’État) ;
  • Détection et prévention de la fraude ;
  • Détection et prévention des atteintes aux lois anti-blanchiment et financement du terrorisme (AML/FT)
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