JURIDIQUE ET COMPLIANCE

Le droit à la liberté d’expression

Richard MALKA

Richard MALKA, l’avocat de Charlie Hebdo, est l’auteur de « Le droit d’emmerder Dieu » (Ed Grasset). Celui pour qui le blasphème est un droit plaide ici pour une liberté d’expression à l’européenne (vs américaine) et à un universalisme républicain. Un droit, dit-il, aujourd’hui en danger.

« C’est la matrice du fanatisme de ne pas vouloir être offensé » !

Richard Malka

Avocat*, inscrit au Barreau de Paris, spécialiste du droit de la presse, essayiste, romancier et scénariste de bandes dessinées… Qui êtes-vous Richard Malka ?

Richard Malka : Mon parcours est républicain. Je viens d’un milieu très modeste, populaire, ouvrier, de parents immigrés qui n’étaient pas de culture française, qui venaient du Maroc, et qui n’avaient pas la religion majoritaire de ce pays. Et pourtant, grâce à l’école républicaine, grâce aux valeurs de ce pays, je me sens redevable à la laïcité, à l’universalisme qui m’ont permis de ne pas me sentir différent des autres. Grâce aux politiques sociales de ce pays, j’ai pu avoir un parcours scolaire, puis devenir étudiant et avocat.

Et tous les possibles étaient envisageables. Rares sont les pays, quand on a cette origine-là, d’avoir ce parcours où tout reste possible. Alors, c’est plus difficile que pour d’autres qui naissent avec davantage de chance, de moyens, d’apport culturel de leur famille, mais cela reste possible si on fait quelques efforts.

Donc je suis devenu avocat, scénariste de bande dessinée, romancier, essayiste et puis j’ai fini par défendre ces valeurs purement françaises puisqu’elle sont issues du siècle des Lumières alors que je ne suis pas Français depuis 45 générations.

Et parfois, j’ai en face de moi des gens qui sont le fruit depuis 12 ou 15 ou 50 générations de culture française et qui sont enclins à abandonner ces valeurs. Voilà, nous ne sommes pas prédestinés.

C’est un rêve l’universalisme : il y a un rêve de vivre ensemble au travers de notre égale condition humaine que l’on regarderait ainsi plutôt que de se regarder toujours au travers de ce qui nous différencie.

La religion, la sexualité, le genre, cela ne définit pas entièrement une personne humaine. C’est beaucoup plus riche que ça. C’est d’abord une intelligence, un sens de l’humour, c’est une bienveillance… et c’est cela que j’essaie de voir plutôt qu’une couleur ou je ne sais quoi.

Donc, on n’est jamais vraiment parvenu à cet universalisme-là qui est très très très attaqué aujourd’hui, surtout par un modèle anglo-saxon, et qui mérite d’être défendu. Et cela se joue aussi dans les entreprises.

« Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ».

George Orwell

Livres et BD de Richard Malka
Livres et BD de Richard Malka

Quelle est votre définition de cette liberté d’expression ?

Je pourrais reprendre la belle définition d’Orwell : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ».

Si la liberté consiste à dire uniquement ce que l’autre attend, cela ne sert à rien. C’est la liberté de déplaire, de heurter, de choquer. Ça, c’est la définition de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est la liberté y compris de blesser. Sinon, cela n’a pas de sens la liberté d’expression.

C’est le débat, c’est l’échange. Ce n’est pas l’invective. Evidemment, nous ne sommes pas tous d’accord et je peux avoir des mots qui vont vous heurter mais qui vont aussi, vous faire réfléchir, qui vont vous enrichir ; peut-être que sur le coup, cela va vous blesser et puis, peut-être que, dans une semaine, un an, dix ans, j’aurais fait naître une petite graine qui va vous faire changer d’avis.

C’est le doute. C’est inconfortable le doute. On aimerait bien vivre sans doute. Et cela s’oppose à cette idéologie folle qui nous vient des États-Unis – pourtant le pays dont la liberté d’expression est vraiment l’ADN – selon laquelle il ne faudrait offenser personne.

Il faut vivre dans une grotte ou alors que dans un entre-soi. C’est la matrice du fanatisme de ne pas vouloir être offensé. C’est ça la vie en société. On est heurté, offensé mais c’est l’échange et aujourd’hui, on le refuse de plus en plus sous divers prétextes. Et c’est très préoccupant parce que c’est la liberté d’expression. C’est la matrice de toutes les autres libertés et à chaque fois qu’elle recule, vous pouvez immanquablement vous dire que les autres libertés suivront.

Quelles sont les limites à la liberté d’expression ?

Il y a deux conceptions ; il y a la conception française et européenne en général. Puis, il y a la conception anglo-saxonne et plus particulièrement américaine. Le premier amendement de la Constitution des États-Unis interdit au législateur de légiférer en matière de liberté d’expression. C’est-à-dire que le constituant se méfie du législateur se disant que si on commence à légiférer sur la liberté d’expression, on va légiférer sur un truc et puis forcément sur un autre et puis un autre…

Ils partent donc du principe que c’est interdit. Bon, la liberté absolue n’existe dans aucun pays mais vous pouvez défiler avec des drapeaux nazis aux États-Unis.

L’idée derrière ça, c’est de dire qu’il faut laisser les extrémistes exprimer leurs idées de la manière la plus violente possible pour créer un effet repoussoir. Car si vous leur mettez des lois sur le dos pour lisser leur discours, ils vont séduire plus de personnes. Donc autant les laisser.

Est-ce qu’il y a plus de racisme ou d’antisémitisme aux États-Unis qu’en France où là, nous avons un arsenal de lois ? Je ne suis pas sûr !

Et donc, dans ce pays où la liberté d’expression est absolue, on va voir que c’est le peuple qui se rebelle contre cette liberté-là et qui désormais demande des restrictions.

Dans le régime européen et français en particulier, vous avez un principe qui est la liberté et puis tout un tas de restrictions, de lois contre la diffamation, l’injure, l’incitation à la haine, à la discrimination qui apportent des limites à la liberté d’expression.

Je l’admets complètement et ne le remets pas du tout en cause.

L’idée, c’est que tout ce qui n’est pas interdit est permis. Et ça, c’est une idée que le peuple, paradoxalement, commence à remettre en cause .

Et ce qui est très étrange dans cette dialectique entre permission et interdiction, c’est que, pendant des siècles, c’est l’État, le pouvoir temporel ou spirituel, l’église et le roi qui limitaient la liberté d’expression au travers de la police et de la justice. Et le peuple en demandait plus et était emprisonné, parfois brûlé, exilé parce qu’il s’exprimait librement.

Et puis une fois que cette liberté a été obtenue, maintenant c’est l’inverse. C’est la justice et la police qui protègent cette liberté-là et c’est le peuple qui demande des restrictions sous prétexte qu’il ne faudrait offenser personne.

Quelle est votre vision de la laïcité ?

C’est ce qui protège la liberté. Si on veut résumer caricaturalement un peu la laïcité, c’est le fait de placer les lois des hommes au dessus des lois de Dieu. Alors cela a des implications en matière de liberté d’expression évidemment, mais dans tous les domaines. En matière d’avortement par exemple. La base de la remise en cause de l’avortement aux États-Unis est purement religieuse. Cela a des implications dans les rapports des hommes et des femmes, dans le statut de la femme, dans le statut et la vision des homosexuels.

Donc, la laïcité est de dire qu’il y a une liberté de croyance absolue – vous croyez absolument en qui vous voulez – par contre, vous respectez les lois républicaines qui passent avant les lois religieuses, quelle que soit votre religion. C’est ce qui permet de vivre ensemble.

Après, il y a aussi différents modèles ; vous pouvez vivre dans une société communautariste. C’est tout à fait démocratique, ce sont des états de droit, en Angleterre, aux États-Unis, et les tensions sont probablement moins fortes que chez nous ; c’est une réalité. Sauf que cela a un prix. En fait, ils vivent séparément, ne se mélangent pas ; chacun fait ce qu’il veut dans sa communauté ; si vous voulez exciser vos enfants, allez-y !

Mais ce n’est pas le modèle de ce pays qui a créé l’universalisme, produit du siècle des Lumières qui est un creusé pour vivre ensemble au-delà de nos différences et selon les mêmes lois. C’est un creusé pour fabriquer des citoyens français qui auront un attachement à quelques valeurs fondamentales dont la liberté d’expression.

La liberté de critique des religions est évidemment inhérente à ce système laïc. Vous ne pouvez pas avoir de liberté d’expression réelle et de liberté de création si vous n’avez pas le droit de dire ce que vous voulez de toutes les croyances, de toutes les idéologies. Une croyance, c’est une fiction à laquelle on a décidé de croire. Ce sont des dogmes, vous décidez d’y croire, c’est votre choix, c’est votre liberté et c’est tout à fait respectable !

Mais ne me demandez pas de respecter, non pas vous, mais ce à quoi vous croyez. C’est ça la grande différence. On respecte les personnes, on ne respecte pas les croyances. Quand des gens vous disent : si vous insultez mon Dieu, vous ne me respectez pas moi. C’est faux ! Ils décident de se sentir blessés pour autrui ! On en les a pas cités eux.

Si je décide de croire au Dieu « Arnaud Robert », c’est mon problème. Ce n’est pas parce que quelqu’un vous mettra en cause que je pourrais me faire votre défenseur et aller trucider cette personne. Ce n’est pas possible.

Donc la liberté d’expression est totale sur les croyances, le communisme, le capitalisme… Cela doit rester complètement libre sinon, on n’est pas dans un régime de liberté d’expression, de création… Plus on s’oblige à respecter les croyances, moins on respecte les personnes.

Quel est alors votre regard sur la liberté d’expression et son lien avec les réseaux sociaux ?

C’est d’une complexité infinie parce que les réseaux sociaux sont, dans nos pays, un instrument de destruction de la liberté d’expression. Parce que cela fait régner une espèce de terreur intellectuelle qui aboutit à une uniformisation de la pensée. Parce que de toute opinion divergente, vous prenez un flot de violence qui est insupportable.

Mais, en même temps, c’est un élément de libération dans des pays comme l’Iran en ce moment ou la Russie. C’est donc complexe !

Il se trouve que je participe à nombreux groupes censés réfléchir, y compris au niveau européen, à la régulation de ces nouveaux médias. Elle est insuffisante très largement. On voit à peu près ce qu’il faudrait faire et d’ailleurs de façon assez simple : parce que tout média doit être régulé, toute puissance doit être régulée.

Et Dieu sait si les Gafa sont des puissances. Moi, je militais pour leur démantèlement, ce qui parait absurde, mais si on avait appliqué La loi Sherman, antitrust,  anti-monopole, c’était une évidence.

D’ailleurs, il y avait eu un projet au Parlement européen concernant Google qui aurait dû arriver à un démantèlement parce que ces sociétés sont beaucoup plus puissantes que celles qu’on a démantelé dans le pétrole ou dans la banque il y a des décennies aux États-Unis.

Je pense que c’est trop tard parce qu’elles ont atteint un tel niveau de puissance et de lobbying qui fait que ce n’est plus possible. Donc, on voit à peu près ce qu’il faudrait faire mais d’une part, la technique va beaucoup plus vite que les juristes et les politiques, donc on a toujours quatre trains de retard. Ensuite, c’est dur parce que les lobbys sont extrêmement puissants et que cela ne se joue pas dans chaque pays mais au niveau européen.

Alors il y a des avancées avec les dernières directives Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA). Elles vont dans le bon sens mais elles sont insuffisantes et tardives.

LA BIO

Richard Malka, né le 6 juin 1968 à Paris, est un avocat qui commence sa carrière en 1992 dans le cabinet de Georges Kiejman. Il est aussitôt chargé du dossier Charlie Hebdo, lors de la relance du titre. Sept ans plus tard, en 1999, il crée son propre cabinet.

Spécialiste du droit de la presse, il aura notamment comme client : Marek Halter, la société Clearstream, Manuel Valls, Benjamin Griveaux, la crèche Baby Loup, l’adolescente Mila, Jean-Michel Cohen, Georges Kiejman, Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Dominique Strauss-Kahn, et son épouse Anne Sinclair, Carla Bruni…

Il est également romancier, avec Tyrannie, ou Eloge de l’irrévérence, avec Georges Kiejman (récompensé du prix international de la Revue trimestrielle des droits de l’homme), du Voleur d’amour et du « Droit d’emmerder Dieu » (Prix du livre politique et prix des députés 2022).

Il est également (co)scénariste de bandes dessinées politico-humoristiques (La Face kärchée de Sarkozy, Rien à branler, Carla et Carlito ou la Vie de château, La Pire Espèce, Les Pieds Nickelés, La Face crashée de Marine Le Pen) et d’albums (L’Ordre de Cicéron, Section financière, PULSIONS, Les Z, Segments). Les ventes de L’Ordre de Cicéron et de La face kärchée de Sarkozy approchent le million d’exemplaires.

Il est Parrain de la promotion 2022 de l’école de formation du barreau de Paris.

Propos recueillis par Julie Guénard, General Manager des Agora des Directeurs financiers -Directeurs achats et Directeurs juridiques et compliance et Arnaud Robert, Secrétaire général groupe d’Hachette livres et membre du comité de pilotage de l’Agora des directeurs juridiques et compliance. 

Afficher plus

Agora Dir Juridiques et Compliance

L'Agora des Directeurs Juridiques et de la Compliance est l'une des 17 communautés d'Agora Managers Clubs, le premier réseau français permettant aux décideurs exerçant la même fonction au sein d'une entreprise de plus de 500 salariés, de créer un lieu permanent d'échanges et de partages d'expériences pour mutualiser leurs compétences et trouver ensemble, les meilleures solutions.
Bouton retour en haut de la page