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La guerre de l’information !

À l’ère de l’intelligence artificielle, de la guerre cognitive, des médias sociaux, théâtre d’une « guerre du Net » sans merci, sans fin, dont nos esprits sont l’enjeu, David Colon, spécialiste de l’histoire de la propagande et de la manipulation de masse, nous décrit les mécanismes de la guerre de l’information longtemps restée secrète, en dévoilant les stratégies de ses commanditaires, américains, russes, chinois….

David Colon*, professeur agrégé d’histoire, est l’auteur du livre, La Guerre de l’information – Les États à la conquête de nos esprits, paru en septembre 2023 aux Éditions Tallandier.

Julien Merali : David, vous dites dans l’introduction de votre livre :

 » L’avènement de la télévision par satellite et du Web a bouleversé l’ordre géopolitique et les équilibres de pouvoir en conférant à l’information une dimension plus stratégique que jamais et en transformant la nature de la puissance. L’information, qui avait toujours été une source de pouvoir, était devenue un pouvoir en soi, un levier de puissance dans les relations internationales.« 

Alors déjà, cela donne un peu le ton du livre, mais d’abord, quelle est votre définition de la guerre de l’information ? 

David Colon : La guerre de l’information, à mes yeux, peut être définie comme le prolongement de la guerre militaire par d’autres moyens.

Il y a d’abord les moyens classiques d’opérations d’information en appui d’opérations militaires, les opérations classiques de guerre psychologique. Mais ce qui est très neuf avec l’avènement de l’Internet, du Web, des réseaux numériques plus largement, et ce qui est très neuf également avec l’avènement de ces médias internationaux, c’est que se développe à l’échelle globale une guerre médiatique en même temps qu’une guerre d’influence diplomatique et le recours à de nouveaux outils, de sorte que l’information devient l’arme principale pour un grand nombre d’Etats, en particulier ceux qui n’ont pas les moyens d’affronter d’autres Etats par des moyens militaires traditionnels.

Les Livres de David Colon
Les Livres de David Colon

JM : Alors, on parle de différents supports, la télévision, les satellites, le Web. Quand est-ce que débute véritablement cette guerre de l’information ? 

David Colon : Elle a commencé selon moi en 1991 avec la Guerre du Golfe, lorsque le Koweït, qui venait d’être envahi, a vu son gouvernement recourir à l’information, au lobbying et aux médias internationaux pour faire valoir son point de vue et persuader l’opinion publique américaine ainsi que les sénateurs d’engager les États-Unis dans une guerre de libération.

C’est un tournant absolument majeur qui a été perçu comme tel par les anciens ennemis des États-Unis pendant la guerre froide, à commencer par la Russie et la Chine, qui ont été marqués très profondément et très durablement par le recours à l’arme informationnelle, aussi bien sur le théâtre de bataille que dans la sphère informationnelle globale. 

JM : Quels ont été les premiers pays à avoir pris part à cette guerre de l’information ?

David Colon : C’est bien évidemment les États-Unis qui avaient un temps d’avance en termes industriels, technologiques, en termes militaires et ils ont développé une doctrine de la domination informationnelle qui était d’abord une doctrine militaire.

Il s’agit de dominer l’espace de l’information sur le terrain de guerre, et puis, ils l’ont étendue à l’échelle globale avec cette idée sous-jacente qu’en répandant une information américaine dans le monde, il favorisait leurs intérêts globaux.

Il y a eu des bouleversements absolument majeurs. La NSA a changé totalement son approche de l’information. Elle captait de façon passive des électrons. Elle s’est lancée dans une cyberguerre qui voyait ces agents mener des actions d’exploitation offensive sur les réseaux ennemis. L’information n’était plus traitée en flux, mais elle était traitée en stock. C’est vraiment une rupture essentielle.

JM : On apprend d’ailleurs, en parcourant votre ouvrage, que les Américains ont créé un poste de directeur de la guerre de l’information. 

David Colon : En fait, c’est le directeur de la NSA, Mike McConnell, qui, après avoir vu le film Sneakers, qui raconte l’histoire d’une petite boîte de piratage informatique, confronté à une NSA maléfique, a perçu l’information comme étant désormais le nerf de la guerre et comme un enjeu majeur pour une nouvelle guerre de contre-commandement à la pointe de laquelle la NSA entendait bien se placer.

Avec une réorganisation interne qui a vu notamment la constitution de gigantesques bases de données dont il a été beaucoup question ces dernières années, et également en se dotant d’une équipe de hackers. 

Cette équipe que l’on appelle Tailored Access Operations (Opérations d’accès sur mesure) a été véritablement à la pointe d’une cyberguerre de l’information mondiale. 

JM : Avec l’exemple que vous partagez dans le livre, du cyberespionnage de Google, on voit les États-Unis et la Chine prendre au sérieux ces sujets très tôt, alors que la France et l’Union européenne, ont tardé à prendre ces sujets à bras le corps.

David Colon : Ce que l’on a tardé à prendre en compte, c’est le fait que les régimes autoritaires avaient perçu la domination informationnelle des États-Unis et de leurs alliés comme une menace existentielle pour eux.

Cette prise de conscience date des années 1990, aussi bien en Russie, en Chine qu’en Corée du Nord ou en Iran, ce qui les a conduits à développer à la fois des outils défensifs et des armes offensives dans l’espace informationnel. 

Nous vivions dans l’illusion, quelque part que l’information globalisée allait faire s’effondrer ces régimes. Et le réveil a été particulièrement tardif.

Je crois que le réveil date de 2014 pour les États-Unis. Je crois qu’il date de 2017 pour la France, à cette nuance près, bien évidemment que des choses ont été faites, notamment contre Daesh auparavant. Et l’Union européenne a elle-aussi attendu les révélations liées au Brexit ou à l’élection de Donald Trump ou aux ingérences russes dans des élections à l’intérieur de l’Union européenne pour prendre ce dossier à bras le corps.

JM : Vous dites d’ailleurs qu’il n’y a pas de guerre 100 % cyber. Et vous citez cet exemple des attentats du 11 septembre où il y a certes, l’attentat en lui-même, mais aussi cette image qui a frappé le monde entier. 

David Colon : En fait, dans la guerre médiatique, l’image prime l’événement lui-même. L’image globalisée permet de décupler l’impact de l’attentat.

Souvenez-vous, pendant les vagues d’attentats de Daesh, Daesh revendiquait tous les attentats qui se produisaient dans le monde parce qu’il s’agissait d’élargir en quelque sorte l’impact de sa propagande de terreur. 

Et dans la guerre cyber proprement dite, les historiens qui se penchent sur ces questions, constatent que la guerre purement cyber est une illusion dans la mesure où, le plus souvent, elle s’accompagne d’opérations terrestres, qu’il s’agisse de combler un air gap ou qu’il s’agisse d’organiser des manifestations en appui de campagnes informationnelles.

Et en ce qui concerne par exemple la cyberattaque russe contre l’Estonie en 2007, il apparaît clairement aujourd’hui qu’il s’agissait d’une opération d’ensemble. 

Du point de vue russe, le cyber n’est qu’un élément de la guerre de l’information. Et je parle du lancement d’une guerre totale de l’information par la Russie en 2012, parce que tous les moyens à la disposition de l’Etat russe ont été mis au service de l’ambition stratégique du Kremlin.

JM : Et la Russie crée son propre cyberespace. 

David Colon : Par la force des choses parce qu’il y avait très peu de points d’accès, de points d’échange en 1990-1991. Et surtout, parce que les services de sécurité ont pris très tôt conscience de la menace des ingérences numériques étrangères.

Ce qui a conduit le FSB à constituer un système d’écoute à l’intérieur de la Russie en 1994, qui a été étendu par Vladimir Poutine à l’ensemble du web russophone, ce que l’on appelle le Runet et qui s’est doublé ensuite bien évidemment au sein du FSB de l’ancienne division de cryptologie et d’écoutes du KGB qui a poursuivi ses activités.

En fait, ce dont nous n’avions pas conscience, je crois, sauf quelques initiés, c’est le fait que les services de renseignement russes, les trois services de renseignement russes qui interviennent à l’étranger, ont poursuivi leurs activités après 1991, comme si de rien n’était, avec les mêmes objectifs, les mêmes tactiques. 

Simplement, ils se sont appropriés très tôt l’univers cyber. Je date la première intervention du SVR, le renseignement extérieur russe, sur Internet en 1995.

La première cyberattaque attribuée au FSB date de 1998 et le GRU est actif dès les années 2000 sur Internet. On est en présence d’une menace que nous avons tardé à percevoir. 

JM : Ce qui est nouveau, c’est ce micro-ciblage qu’est capable d’opérer la Russie dans ses cyberattaques. 

David Colon :  Le GRU, qui est le renseignement militaire russe, a une spécificité, à savoir une très très longue tradition de la désinformation de la Maskirovka (littéralement : camouflage), c’est-à-dire le camouflage stratégique de ces intentions, la déception et une très longue tradition de la guerre psychologique qu’il a su allier à l’univers numérique.

Toutes les opérations du GRU visent un objectif qui est un objectif psychologique. Quand des serveurs du Parti démocrate américain sont hackés et que des mails sont publiés avec, entre deux mail, de faux mails, il s’agit d’une opération de déstabilisation psychologique. 

Il ne s’agit pas d’une opération visant à perturber les systèmes d’information. 

JM : Vous parlez également des attaques psychiques des populations avec notamment des outils comme TikTok. Quelle est l’importance de la psychologie dans cette guerre de l’information ?

David Colon : En fait, il faut avoir à l’esprit le fait que les Russes ont interprété la domination informationnelle américaine dans les années 1990 comme permettant aux États-Unis d’influencer la psyché russe. 

Certains théoriciens de la guerre de l’information ont parlé de psychovirus que les États-Unis s’employaient à diffuser à l’intérieur de l’espace russophone pour servir leurs intérêts, de sorte que les théoriciens de la guerre de l’information russe ont encouragé le Kremlin à adopter des mesures de défense informationnelle.

Et la première doctrine défensive est adoptée par Vladimir Poutine en l’an 2000 et ensuite, à développer des outils offensifs. C’est le cas en particulier du GRU, qui a cette tradition de la guerre psychologique qu’il a transposée dans le cyberespace. Avec un objectif, qui était à son tour de concevoir des sortes de psycho virus en allant instrumentaliser les fragilités psychologiques des cibles.

Il a pu le faire en s’appropriant les technologies développées par Cambridge Analytica, comme je le raconte dans le livre. 

Il a pu le faire en instrumentalisant le micro-ciblage psychologique au service de l’amplification du trolling, au service de l’amplification d’un certain nombre de thèmes désinformateurs. Et aujourd’hui, au delà de la Russie, on peut constater que la guerre cognitive est un élément déterminant de la stratégie chinoise, de la stratégie Nord-Coréenne, de la stratégie iranienne.

Il s’agit pour ces régimes autoritaires de mener la guerre à l’intérieur de nos cerveaux. 

JM : Quels sont les impacts de cette guerre à l’intérieur de nos cerveaux ?

David Colon : Il s’agit d’abord d’amplifier des phénomènes que l’on constatait auparavant, tels que le trolling, en identifiant ceux des internautes qui sont les plus susceptibles de s’engager de façon très agressive dans du trolling sur les médias sociaux, par exemple X, anciennement Twitter.

Il s’agit ensuite d’identifier des individus fragiles susceptibles d’adhérer à des théories du complot et de s’engager dans des actions violentes pour les inviter, via des publicités ciblées, à rejoindre des groupes où ils sont en quelque sorte endoctrinés, puis engagés dans des actions violentes. 

Et ce n’est pas tout à fait un hasard si, le 6 janvier 2021, au Capitole, à Washington DC, on trouvait en première ligne des militants QAnon. Ce n’est pas tout à fait un hasard si, ces jours derniers, en Belgique, on a vu également des complotistes QAnon s’engager dans des actions violentes, y compris des incendies, contre des écoles. 

C’est le produit de l’amplification d’un certain nombre de mouvements qui sont instrumentalisés par les services russes et en particulier le GRU, dans un but qui est de déstabiliser les sociétés occidentales, de fragiliser nos démocraties, d’encourager le chaos partout où cela est possible.

JM : Avez-vous l’impression que la France et l’Europe ont perdu cette guerre de l’information ? 

David Colon : Ecoutez, il y a bien longtemps que les dirigeants américains ont conscience d’être perdants dans la guerre de l’information et qu’ils font des efforts pour changer la donne.

En ce qui concerne la France, nous sommes en train de perdre la guerre de l’information. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe ces dernières semaines, en Afrique subsaharienne, au Mali, au Niger, pour réaliser l’ampleur et la nature de la menace. 

En revanche, nous ne sommes pas appelés à la perdre indéfiniment. Nous avons encore, je le crois, fondamentalement et profondément, des chances de remporter cette bataille.

À condition d’admettre d’abord que nous sommes en guerre et que cette guerre ne nous a pas été déclarée. Mais elle nous est menée par des régimes autoritaires qui mènent des actions malveillantes à notre égard.

À condition de sensibiliser le maximum de gens au sein de la population, aussi bien dans l’univers militaire, l’univers politique que l’univers économique et industriel.

À condition enfin, de nous inspirer de ce qui s’est fait de mieux dans d’autres pays pour protéger notre sphère informationnel des ingérences étrangères tout en restant fidèle à notre tradition politique, c’est-à-dire sans altérer notre régime de liberté, à commencer par la liberté d’expression. 

JM : Je vais être quelque part pessimiste, car les Russes ont beaucoup de mathématiciens et sont nombreux à être formés à l’informatique. Ne manque-t-on pas de moyens France et en Europe ?

David Colon : Oui, on manque aussi peut-être d’une volonté de se défendre. Il y a des mesures simples qui peuvent être prises, telles que l’adoption d’une loi comparable à celle qui existe aux États-Unis et en Australie, qui fait obligation à quiconque travaille pour le compte d’un pays étranger de déclarer son activité, ce qui permettrait de rendre visibles les ingérences étrangères et les opérations d’influence à l’intérieur de notre pays.

Nous avons également le moyen de développer l’éducation aux médias, mais aussi de sensibiliser les journalistes aux influences étrangères dans la fabrique même de l’information et aux manipulations dont ils peuvent être les objets. 

Et je crois que nous avons aussi intérêt à nous défendre par l’information, c’est-à-dire à encourager le développement d’une information digne de confiance qui est le fait de journalistes indépendants.

Et je crois que nous avons trop tendance, dans nos sociétés occidentales, à négliger l’importance du service public en matière d’information. 

Propos recueillis par Julien Merali, General Manager IT – Agora Managers Groupe

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