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GAFA et droits fondamentaux numériques

Jean-Marie CAVADA

S’attaquer aux abus de position dominante des GAFA et aux pratiques anticoncurrentielles est « la guerre » que mène Jean-Marie CAVADA, hier, député européen, aujourd’hui, président de l’IDFRights.

Travaillant avec son Institut des Droits Fondamentaux numériques à la pédagogie des risques en matière numérique et technologique et à la promotion de normes et de standards sécurisant les problèmes rencontrés par les entreprises et organisations… il s’attache à protéger nos données et à moderniser un cadre réglementaire et législatif européen permettant aux entreprises européennes de se protéger, d’innover et d’affronter la concurrence mondiale.

Il prêche ainsi l’émergence de GAFAM européens avec une plus grande coopération des industries et des pays à l’échelle européenne et s’attaque à l’extraterritorialité du droit américain et aux géants du numérique en contribuant aux nouvelles normes européennes (Contrôle des rachats, accès à des stores alternatifs, protection des données personnelles, prédation des marchés adjacents…)

Quels sont les objectifs de l’IDFRights ?

Jean-Marie Cavada : Cet institut a deux métiers principaux : le premier est de faire rentrer les industries numériques dans le respect de la Charte des droits fondamentaux. C’est-à-dire, à terme, qu’elles soient responsables de ce qu’elles diffusent sur les réseaux. Ou bien, dans le champ de l’économie, qu’elles respectent les lois qui dirigent l’économie en Europe. 

Alors vous entendez beaucoup parler par exemple d’abus de position dominante ou bien que tel consommateur est captif d’un réseau, d’une plateforme… Eh bien, tout cela doit voler en éclat pour que la concurrence s’exerce, pour que les consommateurs puissent choisir, etc .

Et surtout, faire en sorte que les entreprises qui sont le réacteur nucléaire de notre indépendance ne soient pas soumises à l’intrusion excessive de l’extraterritorialité. Un certain nombre de lois ont pour but l’indiscrétion, c’est-à-dire de venir farfouiller dans les données des entreprises jusqu’à, y compris, le cœur de ce qui fait leurs richesses. C’est une sorte d’espionnage économique que la gentillesse du langage contemporain appelle intelligence. Je n’appelle pas ça « intelligence », mais bien de l’espionnage économique.

L’Europe peut-elle rattraper son retard par rapport aux États-Unis ou à la Chine ?

Jean-Marie Cavada : Si vous parlez de technologie, on n’est pas en retard. En revanche, nous sommes en retard dans les entreprises pour une raison simple ; d’abord parce qu’on a été un peu des fanatiques du Plan Calcul* alors que, pendant ce temps-là, des gens de génie bidouillaient dans des garages des solutions nouvelles avec des petites machines. Ça, c’est une première chose.

On est également en retard, non pas parce que nous manquons de codeurs et d’ingénieurs. Je vous rappelle que la France est l’un des deux pays au monde à avoir le plus de médaille Fields (équivalent à un prix Nobel). Les cerveaux existent, le savoir-faire existe. Mais là où nous avons un grand problème en Europe et en France en particulier, c’est que nous n’avons pas de politique industrielle capable de faire de ces startups de grands groupes industriels.

Les Américains vont dans un premier temps regarder ce qui est très important et très intéressant et quand ils l’ont repéré, alors là, c’est la grosse artillerie de subventions.

Cela passe par les grandes commandes d’État et en général par le Pentagone et nous ne savons pas le faire au niveau européen. Parce qu’au fond, il n’y a pas d’Etat européen doté de tels pouvoirs. Sauf depuis le Covid où il y a eu enfin un emprunt collectif pour la relance qui va permettre de répartir de l’argent.

Nous, Européens, nous subventionnons, mais après, nous ne soutenons plus. Après avoir saupoudré pour voir ce qui est important, il faut construire des industries, c’est-à-dire SÉ-LEC-TIO-NNER. Et ça, on ne sait pas faire.

On saupoudre beaucoup en France, mais il nous manque les capitaux pour faire passer une start-up de 1000 personnes – et c’est déjà beaucoup pour une start-up – au marché international.

Les Américains bénéficient d’une immense capacité d’investissement, soit par les commandes d’État pour créer de grands groupes mais aussi parce qu’ils ont des fonds de pension et que c’est un argent disponible dans le monde entier, et d’abord, pour les industries américaines.

En Europe, il y a très peu de fonds de pension. Il y en a, comme des fonds d’investissement, mais ils n’ont pas la même envergure.

L’argent, pendant longtemps a manqué. C’est moins le cas maintenant, mais il faut aussi choisir ceux que l’on va faire grandir.

Finalement, les Américains ont profité du manque de technologie en Europe !

Jean-Marie Cavada : Nous étions en retard technologiquement mais aussi du point de vue de l’envergure des solutions proposées par ces grands groupes industriels.

Au passage, notre institut IDFRights n’a pas pour but de faire la guerre aux technologies mais de faire la guerre aux monopoles qui ont pris un pouvoir excessif en dehors de toutes règles, qui d’ailleurs, la plupart du temps, n’existaient pas ou peu.

Ces grands groupes qui, avec les moyens dont ils disposent et avec les bonnes solutions technologiques qu’ils offrent – parce qu’il faut le reconnaître – ont pris une place qui dans deux domaines me semble tout à fait inacceptable.

Premièrement, le manque de respect des règles économiques. Il faut mettre de l’ordre et c’est le cas du règlement que la Commission vient d’adopter avec le DMA (Digital Market Act), soit l’organisation du marché, les règles du marché, sa régulation.

Puis la deuxième chose, c’est que naturellement, s’agissant du rapport entre les individus, la société et les institutions notamment, ces règles qui sont nécessaires et qui s’imposent à nous dans la vie réelle n’ont pas été imposées dans la vie virtuelle.

Le résultat de tout cela est qu’aujourd’hui, il faut ramer pour remonter le courant. Mais j’ai bon espoir parce que l’Europe est quand même un continent assez exemplaire en matière de régulation. Si elle est insuffisante en matière industrielle – d’où le fait que la plupart des compagnies travaillent avec les Américains – l’Europe est très en avant-garde en matière de régulation, c’est-à-dire en préparant les conditions du marché nouveau qui arrivera.

Quelles solutions proposez-vous ? 

Monsieur Snowden a fait savoir comment des dirigeants européens avaient été espionnés par une agence de renseignement dont on sait aujourd’hui qu’elle a détourné les systèmes de sécurité d’écoute des services de renseignement danois pour savoir quel dirigeant allait prendre quelle décision. 

Le grand danger est de se jeter dans les bras de solutions qui apparaissent comme sûres. Amazon se lance aujourd’hui dans l’assurance et si ce n’est pas lui, ce sera Google car ils ont les données. 

Il y a donc un danger de pérennité du savoir-faire et du cœur de la richesse industrielle d’une société de service ou de produits manufacturés. Il y a une fragilité de l’indépendance.

Et puis, il y a quelque chose qui ne va pas dans notre pays, que les Américains pour leurs propres entreprises ont très bien résolu, c’est que les commandes publiques vont d’abord prioritairement aux entreprises de leur continent.

Donc, en Europe, cela voudrait dire que les commandes publiques françaises devraient aller à la France. Et s’il n’y a pas de solution industrielle française pour le besoin de la commande publique, eh bien, il y en a d’autres en Europe. Et cela, on a beaucoup de mal à le faire admettre. C’est un problème dont il faudra se saisir.

L’Australie limite ainsi que le Canada. Le Brésil y pense comme l’Afrique du Sud. Bref ce sont des choses que l’on voit arriver. En revanche, pour faire grossir des entreprises à une taille critique mondiale, la collaboration est beaucoup plus rare.

Mais est-ce que c’est l’affaire des États ou l’affaire d’alliances industrielles ? Parce que si vous me répondez que c’est l’affaire des Etats, je vous donne raison. Si vous me dites que c’est aussi et peut-être d’abord l’affaire des alliances industrielles, on voit bien que nous sommes en retard.

Nous nous heurtons par exemple avec l’Allemagne à ces difficultés. L’habitude de travailler ensemble n’est pas encore suffisamment acquise. Donc, pendant un certain temps encore, les entreprises européennes et donc françaises auront du fil à retordre parce qu’elles n’ont pas la taille critique pour beaucoup d’entre elles – même si certaines l’ont.

C’est plutôt aux entreprises d’aller chercher des alliances ?

Jean-Marie Cavada : Je crois beaucoup à la solution des entreprises en effet.

L’Europe est-elle trop régalienne ? Est-ce un frein ? 

Jean-Marie Cavada : Elle est régalienne dans la mesure où elle a la responsabilité d’émettre des régulations. Mais je suis excessif en disant cela parce qu’en réalité, dans les institutions européennes, ce sont les 27 états qui pèsent. Et au fond, les institutions, notamment la Commission européenne et parfois même le Parlement, ne font que ce qui les rapproche de leurs intérêts nationaux.

On voit bien qu’il y a quelque chose à franchir. Je pense qu’il faudrait, comme nous le prêchons pour un Internet décentralisé, une confédération européenne qui donne aux États et à ses institutions beaucoup plus de poids et que ça aille plus vite, plutôt que cette sorte de jacobinisme européen qui souvent laisse apparaître beaucoup d’hésitations dans les textes parce qu’il faut faire face à toutes formes de pression.

A suivre également dans cette émission

La minute légale sur le thème « Le Cloud Act » par Fabrice Degroote du cabinet d’avocats Simon et Associés

La minute Benchmark sur le thème « Benchmark des solutions ERP » par Philippe Albrecht, président de Qwanza.

Propos recueillis par Julien Merali, Général Manager du Pôle IT d’Agora Managers

LA BIO

Jean-Marie CAVADA a été Député européen de 2004 à 2019, ancien Président de Radio France et de Réseau France Outremer et créateur de France 5. Il a également présidé le Mouvement Européen France de 2012 à 2016. 

Au Parlement européen, Jean-Marie CAVADA a successivement occupé les fonctions de Président de la Commission des Libertés civiles, justice et Affaires intérieures, de Président du groupe de travail sur les droits d’auteur et la propriété intellectuelle, de Vice-président de la Commission des Affaires juridiques, et Président de l’intergroupe Média.

Jean-Marie Cavada, né le 24 février 1940 à Épinal (Vosges), a commencé sa carrière en tant que journaliste à France Inter et RTL. Il a dirigé l’information de FR3 en 1978, celle de TF1 en 1981 puis d’Antenne 2 en 1986 et animera et coproduira l’émission La marche du Siècle de 1987 jusqu’en 2000. 

*Le plan Calcul était un plan gouvernemental français lancé en 1966 par le président Charles de Gaulle sur l’impulsion de Michel Debré et d’un groupe de hauts fonctionnaires et d’industriels, destiné à assurer l’autonomie du pays dans les techniques de l’information, et à développer une informatique européenne.

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