L’Europe de la Défense, 1 an après le début de la guerre en Ukraine ?
François Heisbourg
L’Europe de la défense, combien de divisions ? La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine relance avec acuité les discussions sur la défense européenne. L’Europe doit devenir une puissance géopolitique et un acteur de sécurité au niveau international.
Si on ne peut pas parler d’une future armée européenne, François Heisbourg formule malgré tout une ambition de défense commune et revient ici sur ce chantier en cours où des avancées importantes ont été réalisées notamment en matière de coopération industrielle, en matière de défense mais aussi sur le terrain de la coopération intergouvernementale et européenne.
« Dire que cela marche très bien, ne serait pas tout à fait exact… Mais on commence à voir une Union qui s’investit budgétairement, financièrement et peut-être surtout, culturellement dans le domaine…
On peut imaginer qu’un jour, les Américains se désengagent de l’Europe et que les Européens doivent prendre la responsabilité de l’OTAN. »
François Heisbourg, franco-luxembourgeois né à Londres, est Conseiller spécial du président de La Fondation pour la recherche stratégique (FRS), principal centre d’expertise français sur les questions de sécurité internationale.
Conseiller pour l’Europe de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) (un think-tank britannique spécialisé dans les conflits internationaux) et Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, il est également l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont les derniers, en 2020, « Le Temps des prédateurs : La Chine, les États-Unis, la Russie et nous« , en 2021, « Retour de la guerre » et en 2023, « Les Leçons d’une guerre » aux Editions Odile Jacob.
Julie Guénard : Lorsque l’on parle de défense européenne, est-ce automatiquement synonyme d’une armée européenne ?
François Heisbourg : Une armée, c’est quelque chose qui répond à un pays et seulement un pays. Politiquement, c’est comme ça que se prennent les décisions et bien sûr, les chefs militaires sont subordonnés aux politiques.
Autrement dit, on ne pourra pas parler de façon sérieuse d’armée européenne tant que l’Europe n’est pas un état ; le cas échéant, un état fédéral comme les États-Unis ou l’Inde ou le Brésil ou que sais-je.
Mais on en est évidemment très loin. On n’y sera d’ailleurs peut-être jamais. Donc parler d’armée européenne, c’est une façon de parler si je puis dire.
Le président Macron avait évoqué le sujet il y a quelques années, mais c’était surtout pour provoquer un monsieur Trump à l’époque.
L’Europe peut faire des choses dans le domaine de la défense, on va en parler, mais avoir une armée en tant que telle, non pas vraiment.
Julie Guénard : L’Europe est-elle capable d’avancer en matière de défense intégrée ou le sujet d’une armée est-elle un frein ?
François Heisbourg : Elle ne peut pas être intégrée au sens militaire du terme sauf, encore une fois, à se retrouver avec quelque chose qui ressemble à une gouvernance politique, à la fois légitime et efficiente.
Il y a bien sûr le modèle de l’OTAN qui a un commandement intégré. Là, la décision politique est collective mais les armées, elles, restent toujours nationales. il n’y a pas plus d’armée Otanienne qu’il n’y a d’armée européenne.
Julie Guénard : Est-ce que la souveraineté en matière de dissuasion nucléaire française peut-elle être aussi un obstacle ?
François Heisbourg : Non pas vraiment. D’autres pays nucléaires font partie de l’Alliance Atlantique, les États-Unis ou le Royaume-Uni. La décision dans tous ces cas reste strictement nationale, à une exception près, ce sont ce que l’on appelle les tâches nucléaires de l’OTAN et là, il y a un groupe de planification nucléaire qui embrasse tous les pays membres de l’OTAN, sauf la France. Là, pour le coup, on a notre plan à soit, mais cela ne gêne pas particulièrement nos partenaires.
Et les Français ont par ailleurs fait savoir, par la voix du président de Macron en 2020, que l’on n’avait pas de problème a priori pour, le cas échéant, parler ensemble des sujets nucléaires.
Nos partenaires ne sont pas, à dire vrai, particulièrement intéressés et ils reconnaissent assez volontiers, comme nous, qu’avoir plusieurs centres de décision nucléaire est plutôt bon pour la dissuasion d’ensemble. Parce qu’un adversaire éventuel doit se poser la question de savoir que si les Britanniques ne font rien, peut-être que les Français feront quelque chose ou vice versa.
Donc, la diversité des arsenaux joue plutôt comme quelque chose de rassurant que quelque chose d’inquiétant.
Julie Guénard : Quelles ont été, ces dernières années, les progressions en matière d’Europe de la défense ?
François Heisbourg : Si l’on s’en tient aux mètres cubes de papiers produits, les progrès ont été remarquables. Au risque de désespérer Billancourt, les progrès réels restent limités. On est très loin de faire ce que normalement on devrait pouvoir faire.
Alors, qu’est-ce qui a été fait ? Il y a des institutions militaires de l’Union, un centre des situations pour rassembler le renseignement, un Etat-major européen pour s’occuper des quelques opérations militaires où l’union existe en tant que telle. Généralement des opérations de maintien de la paix en Afrique ou en Asie.
Mais les choses ont commencé à bouger de façon plus sérieuse depuis deux ou trois ans et notamment depuis le début de la guerre en Ukraine.
Alors, qu’est-ce qu’on voit ? On voit la création d’un Fonds européen de défense – on en reparlera dans dans quelques minutes – parce que c’est en lien avec d’autres questions, notamment en matière d’acquisition de matériels de défense. Là, il y a 8 milliards d’euros qui sont sur la table.
Il y a aussi une implication plus importante de la Commission européenne et des règles de la Commission en matière d’appels d’offres liées à la défense dans des États membres. Dire que cela marche très bien ne serait pas tout à fait exact parce que la Commission n’a pas été faite pour conduire des activités de type militaire. Cela ne s’improvise pas !
Alors depuis le début de la guerre en Ukraine, cela commence à bouger plus sérieusement, un peu à la manière de ce qui s’était passé pendant la pandémie quand les États membres ont dit à la Commission – qui n’avait aucune expérience en matière de santé publique – de concocter une stratégie vaccinale. Et ce fut fait ! Et cela a plutôt bien marché.
Autrement dit, lorsque la guerre a commencé le 24 février avec l’invasion russe, les États membres ont demandé à la Commission de créer un fond de financement des opérations d’aide militaire à l’Ukraine. Bien entendu, ce sont des États membres qui donnent des armements puisque, par définition, l’Union européenne n’en a pas. Mais les États membres peuvent, le cas échéant, faire financer certains de leurs dons ou parfois aussi des appels d’offres.
En ce moment, on est en train de mettre en route à Bruxelles, des appels d’offres pour grouper les achats de munitions, notamment d’obus de gros calibre pour alimenter de façon plus rapide et plus rationnelle les forces ukrainiennes qui ont des besoins tout à fait substantiels en la matière et qui recevait des obus un peu au jour du jour, au goutte-à-goutte, avec un manque de coordination lié au fait qu’il n’y avait pas un seul groupement de fournisseurs.
On commence à voir l’Union qui s’investit budgétairement, financièrement et peut-être surtout, culturellement dans le domaine. C’est-à-dire que les liens dorénavant avec les champs de bataille sont beaucoup plus immédiats que naguère. Le besoin de faire du papier ne disparaît pas parce que l’Union européenne est aussi une machine à fabriquer de la norme, à fabriquer des règlements. Et ça, cela passe évidemment par des négociations internes et de la production de papier, mais ce n’est plus plus seulement ça.
Alors je vois affiché derrière moi, the Strategic Compass, boussole stratégique en français, (le plan qui doit fournir à l’Union européenne jusqu’en 2030 des orientations pour son action dans les dimensions de sécurité et de défense) qui a été livrée au grand public deux semaines après le début de la guerre en Ukraine. Cela témoignait du désordre qui régnait dans les esprits, cette chose bureaucratique qui est totalement hors sol : ça, c’est l’Union européenne d’avant où il s’agissait effectivement de briller par des concepts plutôt que par l’action sur le terrain.
Julie Guénard : Est-ce qu’une Europe de la défense au sein de l’OTAN est-elle concevable ?
François Heisbourg : Probablement pas. Ce n’est pas que l’on n’ait pas essayé. Au début des années 50, au début de la construction européenne et au tout début de l’OTAN, on a essayé de créer à l’époque la Communauté européenne des défenses qui aurait regroupé les pays d’Europe de l’Ouest à l’intérieur de l’OTAN, mais avec un pilier européen spécifique.
Ceux qui ont bloqué le processus étaient évidemment ceux qui avaient élaboré le projet : c’était les Français ! Le projet était d’origine française mais bien entendu, on a voté contre.
On se veut souvent très européen, plus européen parfois que les autres, et puis, quand on est au pied du mur, le maçon trouve que c’est trop pénible et on va faire autre chose.
Donc on a essayé, ça a été une catastrophe, donc on n’a pas recommencé. Mais si on renverse la proposition : est-ce que l’OTAN peut exister à l’intérieur de l’Europe ? Ça, c’est une autre paire de manches parce que nous ne savons pas combien de temps des États-Unis vont continuer à s’investir en Europe au plan de la défense autant qu’ils l’ont fait depuis la fin des années 40.
Du temps de Trump, on est arrivé très près du moment où les Américains allaient se retirer de l’OTAN. Et on ne sait pas qui sera le président des États-Unis en janvier 2025.
Autrement dit, on peut imaginer qu’un jour, les européens prennent la responsabilité de ce qu’est l’OTAN, avec des Américains qui seraient dedans ou qui ne seraient pas dedans. Mais les Américains de tout évidence considèrent – et ils le disent d’ailleurs très publiquement, très fort, – que le grand défi stratégique pour les États-Unis dans les 20 ou 30 années qui viennent, c’est la Chine. Ce n’est pas ce qui se passe en Europe.
Et la tendance sera de plus en plus forte, qu’ils disent aux Européens : « écoutez, vous êtes riches, vous êtes nombreux, vous êtes raisonnablement prospères, à vous de jouer ! Voici les clés de la voiture. Cela arrivera un jour, donc, c’est cette question qu’il faut se poser plutôt que l’inverse.